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Il y a peu, j’ai pris conscience que j’avais passé plus de temps sur Flaubert qu’avec n’importe quelle personne de mon entourage. Je m’en réjouis autant que je m’en désole. Mes collègues m’appellent « Gustave », avec un mélange, difficile à doser, d’affection et d’ironie.
C’est le résultat d’un vieux compagnonnage de plus de trente ans, commencé par une maîtrise sur Bouvard et Pécuchet, continué avec une thèse sur la même œuvre, à l’époque un peu délaissée ; puis sont venus un poste à l’université de Rouen, en « flaubertie », des éditions et des travaux critiques. Pas un seul jour, je ne me suis dit que je m’étais trompé dans mes choix, que j’aurais pu ou dû travailler sur un autre auteur ; juste le regret de n’avoir pas une deuxième vie en parallèle pour explorer les bibliothèques voisines. Et la frustration de devenir monomaniaque, poussé vers la spécialisation par l’intérêt personnel et par les sollicitations extérieures.

Si l’on me demande pourquoi Flaubert, je réponds que j’ai changé de motif sans varier d’objet : ce fut d’abord par identification à un personnage (Frédéric Moreau, c’était moi, étudiant amoureux) ; puis à une figure d’écrivain (« l’écart électif » dont parle Bourdieu) ; maintenant, c’est l’identification à une écriture, telle que le reste paraît le plus souvent fade ou illisible.

L’internet, en changeant nos méthodes de travail et les rapports entre les chercheurs, donne son mode d’existence au Centre Flaubert que je dirige : il vit désormais au rythme du Bulletin Flaubert et porté par la montée exponentielle du site (500.000 « hits » par mois, je ne réalise même pas ce que représente ce chiffre). Je ressens au quotidien l’édition du manuscrit de Madame Bovary comme la plus haute aventure intellectuelle et humaine qu’il soit donné à un chercheur de connaître. Elle a bénéficié d’un concours exceptionnel de circonstances, dont je m’émerveille qu’elles aient pu si naturellement s’enchaîner : la thèse de Marie Durel sur le classement des manuscrits, la convention de partenariat signée avec la BM de Rouen, la rencontre avec Danielle Girard, l’aide considérable de la Région Haute-Normandie apportée au programme.

J’avais déjà transcrit (sur papier) les soixante et une pages des Plans et scénarios, il y a dix ans : trois mois pleins d’une petite traversée en solitaire. Je n’imaginais pas alors qu’il serait un jour possible de s’attaquer à l’océan des 4500 pages : il y fallait un support nouveau, et la constitution d’une légion de transcripteurs bénévoles engagés dans une entreprise collective tenant de la fourmilière et de la pyramide. Quand elle a débuté, il y aura deux ans en mars 2006, il m’a paru normal de prendre une part du mille feuilles. Mon choix s’est porté sur les hallucinations : j’y cherchais, enfouies dans les brouillons, des traces autobiographiques. Une étudiante italienne, Chiara Pasetti, passionnée de l’œuvre et de l’homme (au point de fleurir régulièrement sa tombe, au Cimetière monumental), avait pris contact avec notre Centre pour la documentation de sa thèse. Comme elle s’intéresse également aux hallucinations, nous avons partagé les folios à transcrire.  

Yvan Leclerc habite à Rouen (Seine-Maritime).
Il a transcrit les Plans et scénarios et la séquence 196 : Hallucinations d'Emma.