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Deuxième partie
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I
Yonville-l'Abbaye
(ainsi nommé à cause d'une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines
n'existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la
route d'Abbeville et celle de Beauvais, au fond d'une vallée qu'arrose
la Rieule, petite rivière qui se jette dans l'Andelle, après avoir
fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques
truites, que les garçons, le dimanche, s'amusent à pêcher à la ligne.
On quitte la grande route à la
Boissière et l'on continue à plat jusqu'au haut de la côte des Leux,
d'où l'on découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme
deux régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche
est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie
s'allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par
derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l'est,
la plaine, montant doucement, va s'élargissant et étale à perte de
vue ses blondes pièces de blé. L'eau qui court au bord de l'herbe
sépare d'une raie blanche la couleur des prés et celle des sillons,
et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un
collet de velours vert, bordé d'un galon d'argent.
Au
bout de l'horizon, lorsqu'on arrive, on a devant soi les chênes de
la forêt d'Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés
du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales ; ce
sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets
minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité
de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d'alentour.
On est ici sur les confins de
la Normandie, de la Picardie et de l'Île-de-France, contrée bâtarde
où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère.
C'est là que l'on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l'arrondissement,
et, d'autre part, la culture y est coûteuse, parce qu'il faut beaucoup
de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et
de cailloux.
Jusqu'en 1835, il n'y avait point
de route praticable pour arriver à Yonville ; mais on a établi
vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie
la route d'Abbeville à celle d'Amiens, et sert quelquefois aux rouliers
allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-l'Abbaye est
demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu
d'améliorer les cultures,
on s'y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu'ils soient,
et le bourg paresseux, s'écartant de la plaine, a continué naturellement
à s'agrandir vers la rivière. On l'aperçoit de loin, tout couché en
long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au
bord de l'eau.
Au bas de la côte, après le pont,
commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en
droite ligne jusqu'aux premières maisons du pays. Elles sont encloses
de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs,
charretteries et bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant
des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage.
Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des
yeux, descendent jusqu'au tiers à peu près des fenêtres basses, dont
les gros verres bombés sont garnis d'un noeud dans le milieu, à la
façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent
en diagonale des lambourdes noires, s'accroche parfois quelque maigre
poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte une petite barrière
tournante pour les défendre des poussins, qui viennent picorer, sur
le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre. Cependant
les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les
haies disparaissent ; un fagot de fougères se balance sous une
fenêtre au bout d'un manche à balai ; il y a la forge d'un maréchal
et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors,
qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire-voie, apparaît
une maison blanche au delà d'un rond de gazon que décore un Amour,
le doigt posé sur la bouche ; deux vases en fonte sont à chaque
bout du perron ; des panonceaux brillent à la porte ; c'est
la maison du notaire, et la plus belle du pays.
L'église est de l'autre côté de
la rue, vingt pas plus loin, à l'entrée de la place. Le petit cimetière
qui l'entoure, clos d'un mur à hauteur d'appui, est si bien rempli
de tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un dallage
continu, où l'herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers.
L'église a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de
Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et,
de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue.
Au-dessus de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour
les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.
Le
grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire obliquement
les bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là quelque
paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres :
«Banc de M. un tel.» Plus loin, à l'endroit où le vaisseau se rétrécit,
le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue
d'une robe de satin, coiffée d'un voile de tulle semé d'étoiles d'argent,
et tout empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich ;
enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l'intérieur,
dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond
la perspective. Les stalles du choeur, en bois de sapin, sont restées
sans être peintes.
Les halles, c'est-à-dire un toit
de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux, occupent à elles
seules la moitié environ de la grande place d'Yonville. La mairie,
construite sur les dessins d'un architecte de Paris, est une
manière de temple grec qui fait l'angle, à côté de la maison du pharmacien.
Elle a, au rez-de-chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier
étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine
est rempli par un coq gaulois, appuyé d'une patte sur la Charte et
tenant de l'autre les balances de la justice.
Mais
ce qui attire le plus les yeux, c'est, en face de l'auberge du Lion
d’or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement,
quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui
embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux
clartés de couleur ; alors, à travers elles, comme dans des feux
du Bengale, s'entrevoit l'ombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre.
Sa maison, du haut en bas, est placardée d'inscriptions écrites en
anglaise, en ronde, en moulée : «Eaux de Vichy, de Seltz et de
Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles
Darcet, pâte Regnault, bandages, bains, chocolats de santé, etc.»
Et l'enseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en
lettres d'or : Homais, pharmacien. Puis, au fond de la
boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir,
le mot laboratoire se déroule au-dessus d'une porte vitrée
qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais,
en lettres d'or, sur un fond noir.
Il n'y a plus ensuite rien à voir
dans Yonville. La rue (la seule), longue d'une portée de fusil et
bordée de quelques boutiques, s'arrête court au tournant de la route.
Si on la laisse sur la droite et que l'on suive le bas de la côte
Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière.
Lors
du choléra, pour l'agrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois
acres de terre à côté ; mais toute cette portion nouvelle est
presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à s'entasser
vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau
à l'église (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice),
a profité du terrain vide pour y semer des pommes de terre. D'année
en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsqu'il survient
une épidémie, il ne sait pas s'il doit se réjouir des décès ou s'affliger
des sépultures.
– Vous vous nourrissez des morts,
Lestiboudois ! lui dit enfin, un jour, M. le curé.
Cette parole sombre le fit réfléchir ;
elle l'arrêta pour quelque temps ; mais, aujourd'hui encore,
il continue la culture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb
qu'ils poussent naturellement.
Depuis
les événements que l'on va raconter, rien, en effet, n'a changé à Yonville.
Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher
de l'église ; la boutique du marchand de nouveautés agite encore
au vent ses deux banderoles d'indienne ; les foetus du pharmacien,
comme des paquets d'amadou blanc, se pourrissent de plus en plus
dans
leur alcool bourbeux, et, au-dessus de la grande porte de l'auberge,
le vieux lion d'or, déteint par les pluies, montre toujours aux passants
sa frisure de caniche.
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Le soir que les époux Bovary devaient
arriver à Yonville, madame veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge,
était si fort affairée, qu'elle suait à grosses gouttes en remuant ses
casseroles. C'était le lendemain jour de marché dans le bourg. Il fallait
d'avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et
du café. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du
médecin, de sa femme et de leur bonne ; le billard retentissait
d'éclats de rire ; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient
pour qu'on leur apportât de l'eau-de-vie ; le bois flambait, la
braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers
de mouton cru, s'élevaient des piles d'assiettes qui tremblaient aux
secousses du billot où l'on hachait des épinards. On entendait, dans
la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour
leur couper le cou.
Un homme en pantoufles de peau verte,
quelque peu marqué de petite vérole et coiffé d'un bonnet de velours
à gland d'or, se chauffait le dos contre la cheminée. Sa figure n'exprimait
rien que la satisfaction de soi-même, et il avait l'air aussi calme
dans la vie que
le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une cage d'osier :
c'était le pharmacien.
– Artémise ! criait la maîtresse
d'auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de l'eau-de-vie,
dépêche-toi ! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société
que vous attendez ! Bonté divine ! les commis du déménagement
recommencent leur tintamarre dans le billard ! Et leur charrette
qui est restée sous la grande porte ! L'Hirondelle est capable
de la défoncer en arrivant ! Appelle Polyte pour qu'il la remise !...
Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze
parties et bu huit pots de cidre !... Mais ils vont me déchirer
le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la
main.
– Le mal ne serait pas grand, répondit
M. Homais, vous en achèteriez un autre.
– Un autre billard ! exclama
la veuve.
– Puisque celui-là ne tient plus,
madame Lefrançois ; je vous le répète, vous vous faites tort !
vous vous faites grand tort ! Et puis les amateurs, à présent,
veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus
la bille ; tout est changé ! Il faut marcher avec son siècle !
Regardez Tellier, plutôt...
L'hôtesse
devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta :
– Son billard, vous avez beau dire,
est plus mignon que le vôtre ; et qu'on ait l'idée, par exemple
de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon...
– Ce ne sont pas des gueux comme
lui qui nous font peur ! interrompit l'hôtesse, en haussant ses
grosses épaules. Allez ! allez ! monsieur Homais, tant que
le Lion d’or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos
bottes, nous autres ! Au lieu qu'un de ces matins vous verrez le
Café français fermé, et avec une belle affiche sur les auvents !...
Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, lui
qui m'est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le
temps de la chasse, j'ai mis coucher jusqu'à six voyageurs !...
Mais ce lambin d'Hivert qui n'arrive pas !
– L'attendez-vous pour le dîner
de vos messieurs ? demanda le pharmacien.
– L'attendre ? Et M. Binet
donc ! À six heures battant vous allez le voir entrer, car son
pareil n'existe pas sur la terre pour l'exactitude. Il lui faut toujours
sa place dans la petite salle ! On le tuerait plutôt que de le
faire dîner ailleurs ! et dégoûté qu'il est ! et si difficile
pour le cidre ! Ce n'est pas comme M. Léon ; lui, il arrive
quelquefois à sept heures, sept heures et demie même ; il ne regarde
seulement pas à ce qu'il mange. Quel bon jeune homme ! Jamais un
mot plus haut que l'autre.
–
C'est qu'il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu'un qui
a reçu de l'éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.
Six heures sonnèrent. Binet entra.
Il était vêtu d'une redingote bleue,
tombant droit d'elle-même tout autour de son corps maigre, et sa casquette
de cuir, à pattes nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait
voir, sous la visière relevée, un front chauve, qu'avait déprimé l'habitude
du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon
gris, et, en toute saison, des bottes bien cirées qui avaient deux renflements
parallèles, à cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dépassait
la ligne de son collier blond, qui, contournant la mâchoire, encadrait
comme la bordure d'une plate-bande sa longue figure terne, dont les
yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes,
bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour,
où il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait
sa maison, avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme d'un bourgeois.
Il se dirigea vers la petite salle ;
mais il fallut d'abord en faire sortir les trois meuniers ; et,
pendant tout le temps que l'on fut à mettre son couvert, Binet resta
silencieux à sa place, auprès du poêle ; puis il ferma la porte
et retira sa casquette, comme d'usage.
–
Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue ! dit le
pharmacien, dès qu'il fut seul avec l'hôtesse.
– Jamais il ne cause davantage,
répondit-elle ; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs
en draps, des garçons pleins d'esprit qui contaient, le soir, un tas
de farces que j'en pleurais de rire ; eh bien, il restait là, comme
une alose, sans dire un mot.
– Oui, fit le pharmacien, pas d'imagination,
pas de saillies, rien de ce qui constitue l'homme de société !
– On dit pourtant qu'il a des moyens,
objecta l'hôtesse.
– Des moyens ? répliqua M.
Homais ; lui ! des moyens ? Dans sa partie, c'est possible,
ajouta-t-il d'un ton plus calme.
Et il reprit :
– Ah ! qu'un négociant qui
a des relations considérables, qu'un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien
soient tellement absorbés qu'ils en deviennent fantasques et bourrus
même, je le comprends ; on en cite des traits dans les histoires !
Mais, au moins, c'est qu'ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple,
combien de fois m'est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau
pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive, que je l'avais
placée à mon oreille ! |
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Cependant,
madame Lefrançois alla sur le seuil regarder si l'Hirondelle n'arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir
entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux dernières
lueurs du crépuscule, qu'il avait la figure rubiconde et le corps athlétique.
– Qu'y a-t-il pour votre service,
monsieur le curé ? demanda la maîtresse d'auberge, tout en atteignant
sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s'y trouvaient rangés
en colonnade avec leurs chandelles ; voulez-vous prendre quelque
chose ? un doigt de cassis, un verre de vin ?
L'ecclésiastique refusa fort civilement.
Il venait chercher son parapluie, qu'il avait oublié l'autre jour au
couvent d'Ernemont, et, après avoir prié madame Lefrançois de le lui
faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre
à l'église, où l'on sonnait l'Angelus.
Quand le pharmacien n'entendit plus
sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa
conduite de tout à l'heure. Ce refus d'accepter un rafraîchissement
lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prêtres godaillaient
tous sans qu'on les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme.
L'hôtesse prit la défense de son
curé :
– D'ailleurs, il en plierait quatre
comme vous sur son genou. Il a, l'année dernière, aidé nos gens à rentrer
la paille ; il en portait jusqu'à six bottes à la fois, tant il
est fort !
–
Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse
à des gaillards d'un tempérament pareil ! Moi, si j'étais le gouvernement,
je voudrais qu'on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame
Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l'intérêt de
la police et des moeurs !
– Taisez-vous donc, monsieur Homais !
vous êtes un impie ! vous n'avez pas de religion !
Le pharmacien répondit :
– J'ai une religion, ma religion,
et même j'en ai plus qu'eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries !
J'adore Dieu, au contraire ! Je crois en l'Être suprême, à un Créateur,
quel qu'il soit, peu m'importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir
nos devoirs de citoyen et de père de famille ; mais je n'ai pas
besoin d'aller, dans une église, baiser des plats d'argent, et engraisser
de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous !
Car on peut l'honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même
en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi,
c'est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger !
Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les
immortels principes de 89 ! Aussi, je n'admets pas un bonhomme
de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge
ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite
au bout de trois jours : choses absurdes en elles-mêmes et complètement
opposées, d'ailleurs, à toutes les lois de la physique ; ce qui
nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans
une ignorance turpide, où ils s'efforcent d'engloutir avec eux les populations.
Il
se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence,
le pharmacien un moment s'était cru en plein conseil municipal. Mais
la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus ; elle tendait son oreille
à un roulement éloigné. On distingua le bruit d'une voiture mêlé à un
claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l'Hirondelle
enfin s'arrêta devant la porte.
C'était un coffre jaune porté par
deux grandes roues qui, montant jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient
les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les
petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis
quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et
là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d'orage même
ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux, dont
le premier en arbalète, et, lorsqu'on descendait les côtes, elle touchait
du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent
sur la place ; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles,
des explications et des bourriches ; Hivert ne savait auquel répondre.
C'était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait
dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de
la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des
bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ; et,
le long de la route, en s'en revenant, il distribuait ses paquets, qu'il
jetait par-dessus les clôtures des cours, debout
sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux
allaient tout seuls.
Un accident l'avait retardé :
la levrette de madame Bovary s'était enfuie à travers champs. On l'avait
sifflée un grand quart d'heure. Hivert même était retourné d'une demi-lieue
en arrière, croyant l'apercevoir à chaque minute ; mais il avait
fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s'était emportée ;
elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand d'étoffes,
qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler
par quantité d'exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître
au bout de longues années. On en citait un, disait-il, qui était revenu
de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne
droite et passé quatre rivières à la nage ; et son père à lui-même
avait possédé un caniche qui, après douze ans d'absence, lui avait tout
à coup sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner
en ville.
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II
Emma
descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, une nourrice, et
l'on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il s'était
endormi complètement dès que la nuit était venue.
Homais se présenta ; il offrit
ses hommages à Madame, ses civilités à Monsieur, dit qu'il
était charmé d'avoir pu leur rendre quelque service, et ajouta d'un
air cordial qu'il avait osé s'inviter lui-même, sa femme d'ailleurs
étant absente.
Madame Bovary, quand elle fut
dans la cuisine, s'approcha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts,
elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, l'ayant ainsi remontée
jusqu'aux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot
qui tournait, son pied chaussé d'une bottine noire. Le feu l'éclairait
en entier, pénétrant d'une lumière crue la trame de sa robe, les pores
égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu'elle
clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle,
selon le souffle du vent qui venait par la porte entrouverte.
De l'autre côté de la cheminée,
un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement.
Comme il s'ennuyait beaucoup à
Yonville, où il était clerc chez maître Guillaumin, souvent M. Léon
Dupuis (c'était lui, le second habitué du Lion d’or) reculait
l'instant de son repas, espérant qu'il viendrait quelque voyageur
à l'auberge avec qui causer dans la soirée. Les jours que sa besogne
était finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver
à l'heure exacte, et subir depuis la soupe jusqu'au fromage le tête-à-tête
de Binet. Ce fut donc avec joie qu'il accepta la proposition de l'hôtesse
de dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l'on passa dans la
grande salle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser
les quatre couverts.
Homais demanda la permission de
garder son bonnet grec, de peur des coryzas.
Puis, se tournant vers sa voisine :
– Madame, sans doute, est un peu
lasse ? on est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle !
– Il
est vrai, répondit Emma ; mais le dérangement m'amuse toujours ;
j'aime à changer de place.
– C'est une chose si maussade,
soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits !
– Si vous étiez comme moi, dit
Charles, sans cesse obligé d'être à cheval...
– Mais, reprit Léon s'adressant
à madame Bovary, rien n'est plus agréable, il me semble ; quand
on le peut, ajouta-t-il.
– Du reste, disait l'apothicaire,
l'exercice de la médecine n'est pas fort pénible en nos contrées ;
car l'état de nos routes permet l'usage du cabriolet, et, généralement,
l'on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous
le rapport médical, à part les cas ordinaires d'entérite, bronchite,
affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes
à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spécial
à noter, si ce n'est beaucoup d'humeurs froides, et qui tiennent sans
doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de paysan.
Ah ! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary ;
bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement
tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux
neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement
chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n'est
point, à vrai dire, mauvais,
et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre
(j'en ai fait les observations) descend en hiver jusqu'à quatre degrés,
et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout
au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement
cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage !
– et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt
d'Argueil d'une part, des vents d'ouest par la côte Saint-Jean de
l'autre ; et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur
d'eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux
dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d'ammoniaque,
c'est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène
seulement), et qui, pompant à elle l'humus de la terre, confondant
toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau,
pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l'électricité répandue
dans l'atmosphère, lorsqu'il y en a, pourrait à la longue, comme dans
les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; – cette
chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté où elle vient,
ou plutôt d'où elle viendrait, c'est-à-dire du côté sud, par les vents
de sud-est, lesquels, s'étant
rafraîchis d'eux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois
tout d'un coup, comme des brises de Russie !
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– Avez-vous du moins quelques
promenades dans les environs ? continuait madame Bovary parlant
au jeune homme.
– Oh ! fort peu, répondit-il.
Il y a un endroit que l'on nomme la Pâture, sur le haut de la côte,
à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là, et
j'y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.
– Je ne trouve rien d'admirable
comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer,
surtout.
– Oh ! j'adore la mer, dit
M. Léon.
– Et puis ne vous semble-t-il
pas, répliqua madame Bovary, que l'esprit vogue plus librement sur
cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l'âme
et donne des idées d'infini, d'idéal ?
– Il en est de même des paysages
de montagnes, reprit Léon. J'ai un cousin qui a voyagé en Suisse l'année
dernière, et qui me disait qu'on ne peut se figurer la poésie des
lacs, le charme des cascades, l'effet gigantesque des glaciers. On
voit des pins d'une grandeur incroyable, en travers des torrents,
des cabanes suspendues sur des précipices, et,
à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages s'entrouvrent.
Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l'extase !
Aussi je ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter
mieux son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant
quelque site imposant.
– Vous faites de la musique ?
demanda-t-elle.
– Non, mais je l'aime beaucoup,
répondit-il.
– Ah ! ne l'écoutez pas,
madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette,
c'est modestie pure. – Comment, mon cher ! Eh ! l'autre
jour, dans votre chambre, vous chantiez l'Ange gardien à ravir.
Je vous entendais du laboratoire ; vous détachiez cela comme
un acteur.
Léon, en effet, logeait chez le
pharmacien, où il avait une petite pièce au second étage, sur la place.
Il rougit à ce compliment de son propriétaire, qui déjà s'était tourné
vers le médecin et lui énumérait les uns après les autres les principaux
habitants d'Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements ;
on ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait
la maison Tuvache qui faisait beaucoup d'embarras.
Emma
reprit :
– Et quelle musique préférez-vous ?
– Oh ! la musique allemande,
celle qui porte à rêver.
– Connaissez-vous les Italiens ?
– Pas encore ; mais je les
verrai l'année prochaine, quand j'irai habiter Paris, pour finir mon
droit.
–
C'est comme j'avais l'honneur, dit le pharmacien, de l'exprimer à M.
votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s'est enfui ; vous
vous trouverez, grâce aux folies qu'il a faites, jouir d'une des maisons
les plus confortables d'Yonville. Ce qu'elle a principalement de commode
pour un médecin, c'est une porte sur l'Allée, qui permet d'entrer
et de sortir sans être vu. D'ailleurs, elle est fournie de tout ce qui
est agréable à un ménage : buanderie, cuisine avec office, salon
de famille, fruitier, etc. C'était un gaillard qui n'y regardait pas !
Il s'était fait construire, au bout du jardin, à côté de l'eau, une
tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madame aime
le jardinage, elle pourra...
– Ma femme ne s'en occupe guère,
dit Charles ; elle aime mieux, quoiqu'on lui recommande l'exercice,
toujours rester dans sa chambre, à lire.
– C'est comme moi, répliqua Léon ;
quelle meilleure chose, en effet, que d'être le soir au coin du feu
avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brûle ?...
–
N'est-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs
tout ouverts.
– On ne songe à rien, continuait-il,
les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l'on croit
voir, et votre pensée, s'enlaçant à la fiction, se joue dans les détails
ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages ;
il semble que c'est vous qui palpitez sous leurs costumes.
– C'est vrai ! c'est vrai !
disait-elle.
– Vous est-il arrivé parfois, reprit
Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que l'on a eue, quelque
image obscurcie qui revient de loin, et comme l'exposition entière de
votre sentiment le plus délié ?
– J'ai éprouvé cela, répondit-elle.
– C'est pourquoi, dit-il, j'aime
surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et
qu'ils font bien mieux pleurer.
– Cependant ils fatiguent à la longue,
reprit Emma ; et maintenant, au contraire, j'adore les histoires
qui se suivent tout d'une haleine, où l'on a peur. Je déteste les héros
communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.
– En effet, observa le clerc, ces
ouvrages ne touchant pas le coeur, s'écartent, il me semble, du vrai
but de l'Art. Il est si doux, parmi les désenchantements de la vie,
de pouvoir se reporter en idée sur de nobles caractères, des affections
pures et des tableaux de bonheur. Quant
à moi, vivant ici, loin du monde, c'est ma seule distraction ;
mais Yonville offre si peu de ressources !
– Comme Tostes, sans doute, reprit
Emma ; aussi j'étais toujours abonnée à un cabinet de lecture.
– Si Madame veut me faire l'honneur
d'en user, dit le pharmacien, qui venait d'entendre ces derniers mots,
j'ai moi-même à sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs
auteurs : Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l'Écho
des feuilletons, etc., et je reçois, de plus, différentes feuilles
périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement,
ayant l'avantage d'en être le correspondant pour les circonscriptions
de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours.
Depuis deux heures et demie, on
était à table ; car la servante Artémise, traînant nonchalamment
sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les assiettes les
unes après les autres, oubliait tout, n'entendait à rien et sans cesse
laissait entrebâillée la porte du billard, qui battait contre le mur
du bout de sa clenche.
Sans
qu'il s'en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un
des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise. Elle portait
une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise
un col de batiste tuyauté ; et, selon les mouvements de tête qu'elle
faisait, le bas de son visage s'enfonçait dans le linge ou en sortait
avec douceur. C'est ainsi, l'un près de l'autre, pendant que Charles
et le pharmacien devisaient, qu'ils entrèrent dans une de ces vagues
conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre
fixe d'une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans,
quadrilles nouveaux, et le monde qu'ils ne connaissaient pas, Tostes
où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout, parlèrent
de tout jusqu'à la fin du dîner.
Quand le
café fut servi, Félicité s'en alla préparer la chambre dans la nouvelle
maison, et les convives bientôt levèrent le siège. Madame Lefrançois
dormait auprès des cendres, tandis que le garçon d'écurie, une lanterne
à la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez eux.
Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il boitait
de la jambe gauche. Lorsqu'il eut pris de son autre main le parapluie
de M. le curé, l'on se mit en marche.
Le bourg était endormi. Les piliers
des halles allongeaient de grandes ombres. La terre était toute grise,
comme par une nuit d'été.
Mais, la maison du médecin se trouvant
à cinquante pas de l'auberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter
le bonsoir, et la compagnie se dispersa.
Emma, dès le vestibule, sentit tomber
sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre. Les murs
étaient neufs, et les marches de bois craquèrent. Dans la chambre, au
premier, un jour blanchâtre passait par les fenêtres sans rideaux. On
entrevoyait des cimes d'arbres, et plus
loin la prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair
de la lune, selon le cours de la rivière. Au milieu de l'appartement,
pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles,
des bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur
le parquet, – les deux hommes qui avaient apporté les meubles ayant
tout laissé là, négligemment.
C'était la quatrième fois qu'elle
couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son
entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième
à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci ; et chacune s'était
trouvée faire dans sa vie comme l'inauguration d'une phase nouvelle.
Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes
à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise,
sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur.
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III
Le
lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle
était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination
rapide et referma la fenêtre.
Léon attendit pendant tout le
jour que six heures du soir fussent arrivées ; mais, en entrant
à l'auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablé.
Ce dîner de la veille était pour
lui un événement considérable ; jamais, jusqu'alors, il n'avait
causé pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc
avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantité de choses qu'il
n'aurait pas si bien dites auparavant ? il était timide d'habitude
et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de
la dissimulation. On trouvait à Yonville qu'il avait des manières
comme il faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs, et
ne paraissait point exalté en politique, chose remarquable pour un
jeune homme. Puis il possédait des talents, il peignait à l'aquarelle,
savait lire la clef de sol, et s'occupait volontiers de littérature
après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considérait
pour son instruction ; madame Homais l'affectionnait pour sa
complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais,
marmots toujours barbouillés, fort mal élevés et quelque peu lymphatiques,
comme leur mère. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin,
l'élève en pharmacie, un arrière-cousin de M. Homais que l'on avait
pris dans la maison par charité, et qui servait en même temps de domestique.
L'apothicaire se montra le meilleur
des voisins. Il renseigna madame Bovary sur les fournisseurs, fit
venir son marchand de cidre tout exprès,
goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ce que la futaille
fût bien placée ; il indiqua encore la façon de s'y prendre pour
avoir une provision de beurre à bon marché, et conclut un arrangement
avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales
et mortuaires, soignait les principaux jardins d'Yonville à l'heure
ou à l'année, selon le goût des personnes.
Le besoin de s'occuper d'autrui
ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité obséquieuse,
et il y avait là-dessous un plan.
Il avait enfreint la loi du 19
ventôse an XI, article 1er, qui défend à tout individu non porteur
de diplôme l'exercice de la médecine ; si bien que, sur des dénonciations
ténébreuses, Homais avait été mandé à Rouen, près M. le procureur
du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l'avait reçu debout,
dans sa robe, hermine à l'épaule et toque en tête. C'était le matin,
avant l'audience. On entendait dans le corridor passer les fortes
bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures
qui se fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire
qu'il allait tomber d'un coup de sang ; il entrevit des culs
de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les
bocaux disséminés ; et il fut obligé d'entrer dans un café prendre
un verre de rhum avec de l'eau de Seltz, pour se remettre les esprits.
Peu à
peu, le souvenir de cette admonition s'affaiblit, et il continuait,
comme autrefois, à donner des consultations anodines dans son arrière-boutique.
Mais le maire lui en voulait, des confrères étaient jaloux, il fallait
tout craindre ; en s'attachant M. Bovary par des politesses,
c'était gagner sa gratitude, et empêcher qu'il ne parlât plus tard,
s'il s'apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais
lui apportait le journal, et souvent, dans l'après-midi, quittait
un instant la pharmacie pour aller chez l'officier de santé faire
la conversation.
Charles
était triste : la clientèle n'arrivait pas. Il demeurait assis
pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet
ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s'employa chez
lui comme homme de peine, et même il essaya de peindre le grenier
avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé. Mais les
affaires d'argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour
les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le
déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s'était
écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans
le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre,
qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s'était écrasé
en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix !
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Un souci
meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À mesure
que le terme en approchait, il la chérissait davantage. C'était un
autre lien de la chair s'établissant et comme le sentiment continu
d'une union plus complexe. Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse
et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand
vis-à-vis l'un de l'autre il la contemplait tout à l'aise et qu'elle
prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son
bonheur ne se tenait plus ; il se levait, il l'embrassait, passait
ses mains sur sa figure, l'appelait petite maman, voulait la faire
danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes
de plaisanteries caressantes qui lui venaient à l'esprit. L'idée d'avoir
engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait
l'existence humaine tout du long, et il s'y attablait sur les deux
coudes avec sérénité.
Emma
d'abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d'être délivrée,
pour savoir quelle chose c'était que d'être mère. Mais, ne pouvant
faire les dépenses qu'elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec
des rideaux de soie rose et des béguins brodés, elle renonça au trousseau
dans un accès d'amertume, et le commanda d'un seul coup à une ouvrière
du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne s'amusa donc pas
à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et
son affection, dès l'origine, en fut peut-être atténuée de quelque
chose.
Cependant, comme Charles, à tous
les repas, parlait du marmot, bientôt elle y songea d'une façon plus
continue.
Elle souhaitait un fils ;
il serait fort et brun, elle l'appellerait Georges ; et cette
idée d'avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir
de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre ;
il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles,
mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée
continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle
les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté,
comme le voile de son chapeau retenu
par un cordon, palpite à tous les vents ; il y a toujours quelque
désir qui entraîne, quelque convenance qui retient.
Elle accoucha un dimanche, vers
six heures, au soleil levant.
– C'est une fille ! dit Charles.
Elle tourna la tête et s'évanouit.
Presque
aussitôt, madame Homais accourut et l'embrassa, ainsi que la mère Lefrançois,
du Lion d’or. Le pharmacien,
en homme discret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires,
par la porte entrebâillée. Il voulut voir l'enfant, et le trouva bien
conformé.
Pendant
sa convalescence, elle s'occupa beaucoup à chercher un nom pour sa fille.
D'abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons
italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala ; elle aimait
assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Charles désirait qu'on
appelât l'enfant comme sa mère ; Emma s'y opposait. On parcourut
le calendrier d'un bout à l'autre, et l'on consulta les étrangers.
– M. Léon, disait le pharmacien,
avec qui j'en causais l'autre jour, s'étonne que vous ne choisissiez
point Madeleine, qui est excessivement à la mode maintenant.
Mais la mère Bovary se récria bien
fort sur ce nom de pécheresse. M. Homais, quant à lui, avait en prédilection
tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception
généreuse, et c'est dans ce système-là qu'il avait baptisé ses quatre
enfants. Ainsi, Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté ;
Irma, peut-être, était une concession au romantisme ; mais Athalie,
un hommage au plus immortel chef-d'oeuvre de la scène française. Car
ses convictions philosophiques n'empêchaient pas ses admirations artistiques,
le penseur chez lui n'étouffait point l'homme sensible ; il savait
établir des différences, faire la part de l'imagination et celle du
fanatisme. De cette tragédie, par exemple,
il blâmait les idées, mais il admirait le style ; il maudissait
la conception, mais il applaudissait à tous les détails, et s'exaspérait
contre les personnages, en s'enthousiasmant de leurs discours. Lorsqu'il
lisait les grands morceaux, il était transporté ; mais, quand il
songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il
était désolé, et dans cette confusion de sentiments où il s'embarrassait,
il aurait voulu tout à la fois pouvoir couronner Racine de ses deux
mains et discuter avec lui pendant un bon quart d'heure.
Enfin, Emma se souvint qu'au château
de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une
jeune femme ; dès lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père
Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais d'être parrain. Il donna
pour cadeaux tous produits de son établissement, à savoir : six
boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pâte
à la guimauve, et, de plus, six bâtons de sucre candi qu'il avait retrouvés
dans un placard. Le soir de la cérémonie,
il y eut un grand dîner ; le curé s'y trouvait ; on s'échauffa.
M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens.
M. Léon chanta une barcarolle, et madame Bovary mère, qui était la marraine,
une romance du temps de l'Empire ; enfin M. Bovary père exigea
que l'on descendît l'enfant, et se mit à le baptiser avec un verre de
champagne qu'il lui versait de haut sur la tête. Cette dérision du premier
des sacrements indigna l'abbé Bournisien ; le père Bovary répondit
par une citation de la Guerre des dieux, le curé voulut
partir ; les dames suppliaient ; Homais s'interposa ;
et l'on parvint à faire rasseoir l'ecclésiastique, qui reprit tranquillement,
dans sa soucoupe, sa demi-tasse de café à moitié bue.
M. Bovary
père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouit les habitants
par un superbe bonnet de police à galons d'argent, qu'il portait le
matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi l'habitude de boire
beaucoup d'eau-de-vie, souvent il envoyait la servante au Lion
d’or lui en acheter une bouteille, que l'on inscrivait au compte
de son fils ; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute la provision
d'eau de Cologne qu'avait sa bru.
Celle-ci ne se déplaisait point
dans sa compagnie. Il avait couru le monde : il parlait de Berlin,
de Vienne, de Strasbourg, de son temps d'officier, des maîtresses qu'il
avait eues, des grands déjeuners qu'il avait faits ; puis il se
montrait aimable, et parfois même, soit dans l'escalier ou au jardin,
il lui saisissait la taille en s'écriant :
– Charles, prends garde à toi !
Alors la mère Bovary s'effraya pour
le bonheur de son fils, et, craignant que son époux, à la longue, n'eût
une influence immorale sur les idées de la jeune femme, elle se hâta
de presser le départ. Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses.
M. Bovary était homme à ne rien respecter. |
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Un jour,
Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait
été mise en nourrice chez la femme du menuisier ; et, sans regarder
à l'almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle
s'achemina vers la demeure de Rolet, qui se trouvait à l'extrémité du
village, au bas de la côte, entre la grande route et les prairies.
Il était midi ; les maisons
avaient leurs volets fermés, et les toits d'ardoises, qui reluisaient
sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons
faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait
faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ;
elle hésita si elle ne s'en retournerait pas chez elle, ou entrerait
quelque part pour s'asseoir.
À ce moment, M. Léon sortit d'une
porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer
et se mit à l'ombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise
qui avançait.
Madame Bovary dit qu'elle allait
voir son enfant, mais qu'elle commençait à être lasse.
– Si...,
reprit Léon, n'osant poursuivre.
– Avez-vous affaire quelque part ?
demanda-t-elle.
Et, sur la réponse du clerc, elle
le pria de l'accompagner. Dès le soir, cela fut connu dans Yonville,
et madame Tuvache, la femme du maire, déclara devant sa servante que
madame Bovary se compromettait.
Pour arriver chez la nourrice il
fallait, après la rue, tourner à gauche, comme pour gagner le cimetière,
et suivre, entre des maisonnettes et des cours, un petit sentier que
bordaient des troènes. Ils étaient en fleur et les véroniques aussi,
les églantiers, les orties, et les ronces légères qui s'élançaient des
buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures,
quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées, frottant
leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte à côte,
ils marchaient doucement, elle s'appuyant sur lui et lui retenant son
pas qu'il mesurait sur les siens ; devant eux, un essaim de mouches
voltigeait, en bourdonnant dans l'air chaud.
Ils
reconnurent la maison à un vieux noyer qui l'ombrageait. Basse et couverte
de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier,
un chapelet d'oignons suspendu. Des bourrées, debout contre la clôture
d'épines, entouraient un carré de laitues, quelques pieds de lavande
et des pois à fleurs montés sur des rames. De l'eau sale coulait en
s'éparpillant sur l'herbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles
indistinctes, des bas de tricot, une camisole d'indienne rouge, et un
grand drap de toile épaisse étalé en long sur la haie. Au bruit de la
barrière, la nourrice parut, tenant sur
son bras un enfant qui tétait. Elle tirait de l'autre main un pauvre
marmot chétif, couvert de scrofules au visage, le fils d'un bonnetier
de Rouen, que ses parents trop occupés de leur négoce laissaient à la
campagne.
– Entrez, dit-elle ; votre
petite est là qui dort.
La chambre, au rez-de-chaussée,
la seule du logis, avait au fond contre la muraille un large lit sans
rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la fenêtre, dont une
vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu. Dans l'angle,
derrière la porte, des brodequins à clous luisants étaient rangés sous
la dalle du lavoir, près d'une bouteille pleine d'huile qui portait
une plume à son goulot ; un Mathieu Laensberg traînait sur
la cheminée poudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle
et des morceaux d'amadou. Enfin la dernière superfluité de cet appartement
était une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans
doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes à
sabot clouaient au mur.
L'enfant d'Emma dormait à terre,
dans un berceau d'osier. Elle la prit avec la couverture qui l'enveloppait,
et se mit à chanter doucement en se dandinant.
Léon se promenait dans la chambre ;
il lui semblait étrange de voir cette belle dame en robe de nankin,
tout au milieu de cette misère. Madame
Bovary devint rouge ; il se détourna, croyant que ses yeux peut-être
avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait
de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint l'essuyer, protestant
qu'il n'y paraîtrait pas.
– Elle m'en fait bien d'autres,
disait-elle, et je ne suis occupée qu'à la rincer continuellement !
Si vous aviez donc la complaisance de commander à Camus l'épicier, qu'il
me laisse prendre un peu de savon lorsqu'il m'en faut ? ce serait
même plus commode pour vous, que je ne dérangerais pas.
– C'est bien, c'est bien !
dit Emma. Au revoir, mère Rolet !
Et elle sortit, en essuyant ses
pieds sur le seuil.
La bonne femme l'accompagna jusqu'au
bout de la cour, tout en parlant du mal qu'elle avait à se relever la
nuit.
– J'en suis si rompue quelquefois,
que je m'endors sur ma chaise ; aussi, vous devriez pour le moins
me donner une petite livre de café moulu qui me ferait un mois et que
je prendrais le matin avec du lait.
Après avoir
subi ses remerciements, madame Bovary s'en alla ; et elle était
quelque peu avancée dans le sentier, lorsqu'à un bruit de sabots elle
tourna la tête : c'était la nourrice !
– Qu'y a-t-il ?
Alors la paysanne, la tirant à l'écart,
derrière un orme, se mit à lui parler de son mari, qui, avec son métier
et six francs par an que le capitaine...
– Achevez plus vite, dit Emma.
– Eh bien, reprit la nourrice poussant
des soupirs entre chaque mot, j'ai peur qu'il ne se fasse une tristesse
de me voir prendre du café toute seule ; vous savez, les hommes...
– Puisque vous en aurez, répétait
Emma, je vous en donnerai !... Vous m'ennuyez !
– Hélas ! ma pauvre chère dame,
c'est qu'il a, par suite de ses blessures, des crampes terribles à la
poitrine. Il dit même que le cidre l'affaiblit.
– Mais dépêchez-vous, mère Rolet !
– Donc, reprit celle-ci faisant
une révérence, si ce n'était pas trop vous demander..., – elle salua
encore une fois, – quand vous voudrez, – et son regard suppliait, –
un cruchon d'eau-de-vie, dit-elle enfin, et j'en frotterai les pieds
de votre petite, qui les a tendres comme la langue.
Débarrassée
de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Elle marcha rapidement
pendant quelque temps ; puis elle se ralentit, et son regard qu'elle
promenait devant elle rencontra l'épaule du jeune homme, dont la redingote
avait un collet de velours noir. Ses cheveux châtains tombaient dessus,
plats et bien peignés. Elle remarqua ses ongles, qui étaient plus longs
qu'on ne les portait à Yonville. C'était une des grandes occupations
du clerc que de les entretenir ; et il gardait, à cet usage, un
canif tout particulier dans son écritoire. Ils
s'en revinrent à Yonville en suivant le bord de l'eau. Dans la saison
chaude, la berge plus élargie découvrait jusqu'à leur base les murs
des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant
à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à l'oeil ;
de grandes herbes minces s'y courbaient ensemble, selon le courant qui
les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnées s'étalaient
dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe
des joncs ou sur la feuille des nénuphars, un insecte à pattes fines
marchait ou se posait. Le soleil traversait d'un rayon les petits globules
bleus des ondes qui se succédaient en se crevant ; les vieux saules
ébranchés miraient dans l'eau leur écorce grise ; au delà, tout
alentour, la prairie semblait vide. C'était l'heure du dîner dans les
fermes, et la jeune femme et son compagnon n'entendaient en marchant
que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu'ils
se disaient, et le frôlement de la robe d'Emma qui bruissait tout autour
d'elle.
Les murs des jardins, garnis à leur
chaperon de morceaux de bouteilles, étaient chauds comme le vitrage
d'une serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussé ;
et, du bord de son ombrelle déployée, madame Bovary, tout en passant,
faisait s'égrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries,
ou bien quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites qui pendaient
en dehors traînait un moment sur la soie, en s'accrochant aux effilés.
Ils causaient d'une troupe de danseurs
espagnols, que l'on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen.
– Vous irez ? demanda-t-elle.
– Si je le peux, répondit-il.
N'avaient-ils
rien autre chose à se dire ? Leurs yeux pourtant étaient pleins
d'une causerie plus sérieuse ; et, tandis qu'ils s'efforçaient
à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir
tous les deux ; c'était comme un murmure de l'âme, profond, continu,
qui dominait celui des voix. Surpris d'étonnement à cette suavité nouvelle,
ils ne songeaient pas à s'en raconter la sensation ou à en découvrir
la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent
sur l'immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée,
et l'on s'assoupit dans cet enivrement sans même s'inquiéter de l'horizon
que l'on n'aperçoit pas. |
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La
terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux ;
il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue.
Souvent elle s'arrêtait une minute à regarder
où poser sa bottine, – et, chancelant sur le caillou qui tremblait,
les coudes en l'air, la taille penchée, l'oeil indécis, elle riait alors,
de peur de tomber dans les flaques d'eau.
Quand ils furent arrivés devant
son jardin, madame Bovary poussa la petite barrière, monta les marches
en courant et disparut.
Léon rentra à son étude. Le patron
était absent ; il jeta un coup d'oeil sur les dossiers, puis se
tailla une plume, prit enfin son chapeau et s'en alla.
Il alla sur la Pâture, au haut de
la côte d'Argueil, à l'entrée de la forêt ; il se coucha par terre
sous les sapins, et regarda le ciel à travers ses doigts.
– Comme je m'ennuie ! se disait-il,
comme je m'ennuie !
Il se trouvait à plaindre de vivre
dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maître.
Ce dernier, tout occupé d'affaires,
portant des lunettes à branches d'or et favoris rouges sur cravate blanche,
n'entendait rien aux délicatesses de l'esprit,
quoiqu'il affectât un genre raide et anglais qui avait ébloui le clerc
dans les premiers temps. Quant à la femme du pharmacien, c'était la
meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses
enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d'autrui,
laissant tout aller dans son ménage, et détestant les corsets ;
– mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d'un aspect si
commun et d'une conversation si restreinte, qu'il n'avait jamais songé,
quoiqu'elle eût trente ans, qu'il en eût vingt, qu'ils couchassent porte
à porte, et qu'il lui parlât chaque jour, qu'elle pût être une femme
pour quelqu'un, ni qu'elle possédât de son sexe autre chose que la robe.
Et ensuite, qu'y avait-il ?
Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curé, et enfin
M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus,
cultivant leurs terres eux-mêmes, faisant des ripailles en famille,
dévots d'ailleurs, et d'une société tout à fait insupportable.
Mais, sur
le fond commun de tous ces visages humains, la figure d'Emma se détachait
isolée et plus lointaine cependant ; car il sentait entre elle
et lui comme de vagues abîmes.
Au commencement, il était venu chez
elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien. Charles n'avait
point paru extrêmement curieux de le recevoir ; et Léon ne savait
comment s'y prendre entre la peur d'être indiscret et le désir d'une
intimité qu'il estimait presque impossible.
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IV
Dès
les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle,
longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée, un polypier
touffu s'étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, près de
la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.
Léon, deux fois par jour, allait
de son étude au Lion d’or.
Emma, de loin, l'entendait venir ; elle se penchait en écoutant ;
et le jeune homme glissait derrière le rideau, toujours vêtu de même
façon et sans détourner la tête. Mais au crépuscule, lorsque, le menton
dans sa main gauche, elle avait abandonné sur ses genoux sa tapisserie
commencée, souvent elle tressaillait à l'apparition de cette ombre
glissant tout à coup. Elle se levait et commandait qu'on mît le couvert.
M. Homais arrivait pendant le
dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas muets pour ne déranger
personne et toujours en répétant la même phrase : «Bonsoir la
compagnie !» Puis, quand il s'était posé à
sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au médecin
des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilité
des honoraires. Ensuite, on causait de ce qu'il y avait dans le
journal. Homais, à cette heure-là, le savait presque par coeur ;
et il le rapportait intégralement, avec les réflexions du journaliste
et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivées en
France ou à l'étranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait
pas à lancer quelques observations sur les mets qu'il voyait. Parfois
même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau
le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils
pour la manipulation des ragoûts et l'hygiène des assaisonnements ;
il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatine d'une façon à éblouir.
La tête d'ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l'était
de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres
et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions
nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l'art de conserver les
fromages et de soigner les vins malades.
À huit heures, Justin venait le
chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait d'un
oeil narquois, surtout si Félicité se trouvait là, s'étant aperçu
que son élève affectionnait la maison du médecin.
– Mon gaillard, disait-il, commence
à avoir des idées, et je crois, diable m'emporte, qu'il est amoureux
de votre bonne !
Mais
un défaut plus grave, et qu'il lui reprochait, c'était d'écouter continuellement
les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire
sortir du salon, où madame Homais l'avait appelé pour prendre les
enfants, qui s'endormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs
dos les housses de calicot, trop larges.
Il ne
venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa médisance et
ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement différentes
personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s'y trouver. Dès
qu'il entendait la sonnette, il courait au-devant de madame Bovary,
prenait son châle, et posait à l'écart, sous le bureau de la pharmacie,
les grosses pantoufles de lisière qu'elle portait sur sa chaussure,
quand il y avait de la neige.
On faisait d'abord quelques parties
de trente-et-un ; ensuite M. Homais jouait à l'écarté avec Emma ;
Léon, derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur
le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui
mordaient son chignon. À chaque mouvement qu'elle faisait pour jeter
les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux retroussés,
il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s'apâlissant
graduellement, peu à peu se perdait dans l'ombre. Son vêtement, ensuite,
retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis,
et s'étalait jusqu'à terre. Quand Léon parfois sentait la semelle
de sa botte poser dessus, il s'écartait, comme s'il eût marché sur
quelqu'un.
Lorsque
la partie de cartes était finie, l'apothicaire et le médecin jouaient
aux dominos, et Emma changeant de place, s'accoudait sur la table,
à feuilleter l'Illustration. Elle avait apporté son journal
de modes. Léon se mettait près d'elle ; ils regardaient ensemble
les gravures et s'attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait
de lui lire des vers ; Léon les déclamait d'une voix traînante
et qu'il faisait expirer soigneusement aux passages d'amour. Mais
le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y était fort,
il battait Charles à plein double-six. Puis, les trois centaines terminées,
ils s'allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas à
s'endormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la théière était
vide ; Léon lisait encore. Emma l'écoutait, en faisant tourner
machinalement l'abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze
des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs
balanciers. Léon s'arrêtait, désignant d'un geste son auditoire endormi ;
alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu'ils avaient
leur semblait plus douce, parce qu'elle n'était pas entendue.
Ainsi s'établit entre eux une
sorte d'association, un commerce continuel de livres et de romances ;
M. Bovary, peu jaloux, ne s'en étonnait pas.
Il reçut
pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres
jusqu'au thorax et peinte en bleu. C'était une attention du clerc.
Il en avait bien d'autres, jusqu'à lui faire, à Rouen, ses commissions ;
et le livre d'un romancier ayant mis à la mode la manie des plantes
grasses, Léon en achetait pour Madame, qu'il rapportait sur ses genoux,
dans l'Hirondelle, tout
en se piquant les doigts à leurs poils durs.
Elle fit ajuster, contre sa croisée,
une planchette à balustrade pour tenir ses potiches. Le clerc eut
aussi son jardinet suspendu ; ils s'apercevaient soignant leurs
fleurs à leur fenêtre.
Parmi les fenêtres du village,
il y en avait une encore plus souvent occupée ; car, le dimanche,
depuis le matin jusqu'à la nuit, et chaque après-midi, si le temps
était clair, on voyait à la lucarne d'un grenier le profil maigre
de M. Binet penché sur son tour, dont le ronflement monotone s'entendait
jusqu'au Lion d’or. Un soir, en rentrant,
Léon trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec des
feuillages sur fond pâle, il appela madame Homais, M. Homais, Justin,
les enfants, la cuisinière, il en parla à son patron ; tout le
monde désira connaître ce tapis ; pourquoi la femme du médecin
faisait-elle au clerc des générosités ? Cela parut drôle,
et l'on pensa définitivement qu'elle devait être sa bonne amie.
Il le donnait à croire, tant il
vous entretenait sans cesse de ses charmes et de son esprit, si bien
que Binet lui répondit une fois fort brutalement :
– Que m'importe, à moi, puisque
je ne suis pas de sa société !
Il se
torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration ;
et, toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte
d'être si pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs.
Puis il prenait des décisions énergiques ; il écrivait des lettres
qu'il déchirait, s'ajournait à des époques qu'il reculait. Souvent
il se mettait en marche, dans le projet de tout oser ; mais cette
résolution l'abandonnait bien vite en la présence d'Emma, et,
quand Charles, survenant, l'invitait à monter
dans son boc pour aller
voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt,
saluait Madame et s'en allait. Son mari, n'était-ce pas quelque chose
d'elle ?
Quant
à Emma, elle ne s'interrogea point pour savoir si elle l'aimait. L'amour,
croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et
des fulgurations, – ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse,
arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l'abîme le coeur
entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie
fait des lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi
demeurée en sa sécurité, lorsqu'elle découvrit subitement une lézarde
dans le mur.
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V
Ce
fut un dimanche de février, une après-midi qu'il neigeait.
Ils étaient tous, M. et madame
Bovary, Homais et M. Léon, partis voir, à une demi-lieue d'Yonville,
dans la vallée, une filature de lin que l'on établissait. L'apothicaire
avait emmené avec lui Napoléon et Athalie, pour leur faire faire de
l'exercice, et Justin les accompagnait, portant des parapluies sur
son épaule.
Rien pourtant n'était moins curieux
que cette curiosité. Un grand espace de terrain vide, où se trouvaient
pêle-mêle, entre des tas de sable et de cailloux, quelques roues d'engrenage
déjà rouillées, entourait un long bâtiment quadrangulaire que perçaient
quantité de petites fenêtres. Il n'était pas achevé d'être bâti, et
l'on voyait le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attaché
à la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremêlé d'épis faisait
claquer au vent ses rubans tricolores.
Homais parlait. Il expliquait
à la compagnie l'importance future de cet établissement, supputait
la force des planchers, l'épaisseur des murailles, et regrettait beaucoup
de n'avoir pas de canne métrique, comme M. Binet en possédait une
pour son usage particulier.
Emma, qui lui donnait le bras,
s'appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil
irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ;
mais elle tourna la tête : Charles était
là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses
lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de
stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir,
et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.
Pendant qu'elle le considérait,
goûtant ainsi dans son irritation une sorte de volupté dépravée, Léon
s'avança d'un pas. Le froid qui le pâlissait semblait déposer sur
sa figure une langueur plus douce ; entre sa cravate et son cou,
le col de la chemise, un peu lâche, laissait voir la peau ; un
bout d'oreille dépassait sous une mèche de cheveux, et son grand oeil
bleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beau
que ces lacs des montagnes où le ciel se mire.
– Malheureux ! s'écria tout
à coup l'apothicaire.
Et il courut à son fils, qui venait
de se précipiter dans un tas de chaux pour peindre ses souliers en
blanc. Aux reproches dont on l'accablait, Napoléon
se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses
chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu un couteau ;
Charles offrit le sien.
– Ah ! se dit-elle, il porte
un couteau dans sa poche, comme un paysan !
Le givre tombait, et l'on s'en
retourna vers Yonville.
Madame Bovary, le soir, n'alla
pas chez ses voisins, et, quand Charles fut parti, lorsqu'elle se
sentit seule, le parallèle recommença dans la netteté d'une sensation
presque immédiate et avec cet allongement de perspective que le souvenir
donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui brûlait, elle
voyait encore, comme là-bas, Léon debout, faisant plier d'une main
sa badine et tenant de l'autre Athalie, qui suçait tranquillement
un morceau de glace. Elle le trouvait charmant ; elle ne pouvait
s'en détacher ; elle se rappela ses autres attitudes en d'autres
jours, des phrases qu'il avait dites, le son de sa voix, toute sa
personne ; et elle répétait, en avançant ses lèvres comme pour
un baiser :
– Oui, charmant ! charmant !...
N'aime-t-il pas ? se demanda-t-elle. Qui donc ?... mais
c'est moi !
Toutes les preuves à la fois s'en
étalèrent, son coeur bondit. La flamme de la cheminée faisait trembler
au plafond une clarté joyeuse ; elle se tourna sur le dos en
s'étirant les bras.
Alors commença l'éternelle lamentation :
«Oh ! si le ciel l'avait voulu ! Pourquoi n'est-ce pas ?
Qui empêchait donc ?...»
Quand
Charles, à minuit, rentra, elle eut l'air de s'éveiller, et, comme
il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine ;
puis demanda nonchalamment ce qui s'était passé dans la soirée.
– M. Léon, dit-il, est remonté
de bonne heure.
Elle ne put s'empêcher de sourire,
et elle s'endormit l'âme remplie d'un enchantement nouveau.
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Le lendemain,
à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux, marchand
de nouveautés. C'était un homme habile que ce boutiquier.
Né Gascon, mais devenu Normand,
il doublait sa faconde méridionale de cautèle cauchoise. Sa figure
grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par une décoction de
réglisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif encore l'éclat
rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce qu'il avait été jadis :
porteballe, disaient les uns, banquier à Routot, selon les autres.
Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il faisait, de tête, des calculs compliqués,
à effrayer Binet lui-même. Poli jusqu'à l'obséquiosité, il se tenait
toujours les reins à demi courbés, dans la position de quelqu'un qui
salue ou qui invite.
Après avoir laissé à la porte
son chapeau garni d'un crêpe, il posa sur la table un carton vert,
et commença par se plaindre à Madame, avec force civilités, d'être
resté jusqu'à ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre boutique
comme la sienne n'était pas faite pour attirer une élégante ;
il appuya sur le mot. Elle n'avait pourtant qu'à commander, et il
se chargerait de lui fournir ce qu'elle voudrait, tant en mercerie
que lingerie, bonneterie ou nouveautés ; car il allait à la ville
quatre fois par mois, régulièrement. Il était en relation avec les
plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois Frères,
à la Barbe d'or ou au Grand Sauvage ;
tous ces messieurs le connaissaient comme
leur poche ! Aujourd'hui donc, il venait montrer à Madame, en
passant, différents articles qu'il se trouvait avoir, grâce à une
occasion des plus rares. Et il retira de la boîte une demi-douzaine
de cols brodés.
Madame Bovary les examina.
–
Je n'ai besoin de rien, dit-elle. Alors
M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpes algériennes, plusieurs
paquets d'aiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille, et,
enfin, quatre coquetiers en coco, ciselés à jour par des forçats. Puis,
les deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchée, il suivait,
bouche béante, le regard d'Emma, qui se promenait indécis parmi ces
marchandises. De temps à autre, comme pour en chasser la poussière,
il donnait un coup d'ongle sur la soie des écharpes, dépliées dans toute
leur longueur ; et elles frémissaient avec un bruit léger, en faisant,
à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites étoiles,
les paillettes d'or de leur tissu.
– Combien coûtent-elles ?
– Une misère, répondit-il, une misère ;
mais rien ne presse ; quand vous voudrez ; nous ne sommes
pas des juifs !
Elle réfléchit quelques instants,
et finit encore par remercier M. Lheureux, qui répliqua sans s'émouvoir :
– Eh bien,
nous nous entendrons plus tard ; avec les dames je me suis toujours
arrangé, si ce n'est avec la mienne, cependant !
Emma sourit.
– C'était pour vous dire, reprit-il
d'un air bonhomme après sa plaisanterie, que ce n'est pas l'argent qui
m'inquiète... Je vous en donnerais, s'il le fallait.
Elle eut un geste de surprise.
– Ah ! fit-il vivement et à
voix basse, je n'aurais pas besoin d'aller loin pour vous en trouver ;
comptez-y !
Et il se mit à demander des nouvelles
du père Tellier, le maître du Café Français, que M. Bovary soignait
alors.
– Qu'est-ce qu'il a donc, le père
Tellier ?... Il tousse qu'il en secoue toute sa maison, et j'ai
bien peur que prochainement il ne lui faille plutôt un paletot de sapin
qu'une camisole de flanelle ? Il a fait tant de bamboches quand
il était jeune ! Ces gens-là, madame, n'avaient pas le moindre
ordre ! il s'est calciné avec l'eau-de-vie ! Mais c'est fâcheux
tout de même de voir une connaissance s'en aller.
Et, tandis qu'il rebouclait son
carton, il discourait ainsi sur la clientèle du médecin.
– C'est le temps, sans doute, dit-il
en regardant les carreaux avec une figure rechignée, qui est la cause
de ces maladies-là ! Moi aussi, je ne me sens pas en mon assiette ;
il faudra même un de ces jours que je vienne consulter Monsieur, pour
une douleur que j'ai dans le dos. Enfin, au revoir, madame Bovary ;
à votre disposition ; serviteur très humble !
Et il referma la porte doucement. |
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Emma se
fit servir à dîner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau ;
elle fut longue à manger ; tout lui sembla bon.
– Comme j'ai été sage ! se
disait-elle en songeant aux écharpes.
Elle entendit des pas dans l'escalier :
c'était Léon. Elle se leva, et prit sur la commode, parmi des torchons
à ourler, le premier de la pile. Elle semblait fort occupée quand il
parut.
La conversation fut languissante,
madame Bovary l'abandonnant à chaque minute, tandis qu'il demeurait
lui-même comme tout embarrassé. Assis sur une chaise basse, près de
la cheminée, il faisait tourner dans ses doigts l'étui d'ivoire ;
elle poussait son aiguille, ou, de temps à autre, avec son ongle, fronçait
les plis de la toile. Elle ne parlait pas ;
il se taisait, captivé par son silence, comme il l'eût été par ses paroles.
– Pauvre garçon ! pensait-elle.
– En quoi lui déplais-je ?
se demandait-il.
Léon, cependant, finit par dire
qu'il devait, un de ces jours, aller à Rouen, pour une affaire de son
étude.
– Votre abonnement de musique est
terminé, dois-je le reprendre ?
– Non, répondit-elle.
– Pourquoi ?
– Parce que...
Et, pinçant ses lèvres, elle tira
lentement une longue aiguillée de fil gris.
Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts
d'Emma semblaient s'y écorcher par le bout ; il lui vint en tête
une phrase galante, mais qu'il ne risqua pas.
– Vous l'abandonnez donc ?
reprit-il.
– Quoi ? dit-elle vivement ;
la musique ? Ah ! mon Dieu, oui ! n'ai-je pas ma maison
à tenir, mon mari à soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui
passent auparavant !
Elle regarda la pendule. Charles
était en retard. Alors elle fit la soucieuse. Deux ou trois fois même
elle répéta :
– Il est si bon !
Le clerc affectionnait M. Bovary.
Mais cette tendresse à son endroit l'étonna d'une façon désagréable ;
néanmoins il continua son éloge, qu'il entendait faire à chacun, disait-il,
et surtout au pharmacien.
– Ah !
c'est un brave homme, reprit Emma.
– Certes, reprit le clerc.
Et il se mit à parler de madame
Homais, dont la tenue fort négligée leur apprêtait à rire ordinairement.
– Qu'est-ce que cela fait ?
interrompit Emma. Une bonne mère de famille ne s'inquiète pas de sa
toilette.
Puis elle retomba dans son silence.
Il en fut de même les jours suivants ;
ses discours, ses manières, tout changea. On la vit prendre à coeur
son ménage, retourner à l'église régulièrement et tenir sa servante
avec plus de sévérité.
Elle retira Berthe de nourrice.
Félicité l'amenait quand il venait des visites, et madame Bovary la
déshabillait afin de faire voir ses membres. Elle déclarait adorer les
enfants ; c'était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait
ses caresses d'expansions lyriques, qui, à d'autres qu'à des Yonvillais,
eussent rappelé la Sachette de Notre-Dame de Paris. |
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Quand
Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres ses pantoufles à chauffer.
Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses chemises
de boutons, et même il y avait plaisir à considérer dans l'armoire tous
les bonnets de coton rangés par piles égales. Elle ne rechignait plus,
comme autrefois, à faire des tours dans le jardin ; ce qu'il proposait
était toujours consenti, bien qu'elle ne devinât pas les volontés auxquelles
elle se soumettait sans un murmure ; – et
lorsque Léon le voyait au coin du feu, après le dîner, les deux mains
sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie par la
digestion, les yeux humides de bonheur, avec l'enfant qui se traînait
sur le tapis, et cette femme à taille mince qui par-dessus le dossier
du fauteuil venait le baiser au front :
– Quelle folie ! se disait-il,
et comment arriver jusqu'à elle ?
Elle lui parut donc si vertueuse
et inaccessible, que toute espérance, même la plus vague, l'abandonna.
Mais, par ce renoncement, il la
plaçait en des conditions extraordinaires. Elle se dégagea, pour lui,
des qualités charnelles dont il n'avait rien à obtenir ; et elle
alla, dans son coeur, montant toujours et s'en détachant, à la manière
magnifique d'une apothéose qui s'envole. C'était un de ces sentiments
purs qui n'embarrassent pas l'exercice de la vie, que l'on cultive parce
qu'ils sont rares, et dont la perte affligerait plus que la possession
n'est réjouissante.
Emma maigrit,
ses joues pâlirent, sa figure s'allongea. Avec ses bandeaux noirs, ses
grands yeux, son nez droit, sa démarche d'oiseau, et toujours silencieuse
maintenant, ne semblait-elle pas traverser l'existence en y touchant
à peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prédestination
sublime ? Elle était si triste et si calme, si douce à la fois
et si réservée, que l'on se sentait près d'elle pris par un charme glacial,
comme l'on frissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé
au froid des marbres. Les autres même n'échappaient point à cette séduction.
Le pharmacien disait :
– C'est une femme de grands moyens
et qui ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture.
Les bourgeoises admiraient son économie,
les clients sa politesse, les pauvres sa charité.
Mais elle était pleine de convoitises,
de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un coeur bouleversé,
et ces lèvres si pudiques n'en racontaient pas la tourmente. Elle était
amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir
plus à l'aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait
la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ;
puis, en sa présence, l'émotion tombait, et il ne lui restait ensuite
qu'un immense étonnement qui se finissait en tristesse.
Léon ne
savait pas, lorsqu'il sortait de chez elle désespéré, qu'elle se levait
derrière lui afin de le voir dans la rue. Elle s'inquiétait de ses démarches ;
elle épiait son visage ; elle inventa toute une histoire pour trouver
prétexte à visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien
heureuse de dormir sous le même toit ; et ses pensées continuellement
s'abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion
d’or qui venaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes
roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma s'apercevait de son amour,
plus elle le refoulait, afin qu'il ne parût pas, et pour le diminuer.
Elle aurait voulu que Léon s'en doutât ; et elle imaginait des
hasards, des catastrophes qui l'eussent facilité. Ce qui la retenait,
sans doute, c'était la paresse ou l'épouvante, et la pudeur aussi. Elle
songeait qu'elle l'avait repoussé trop loin, qu'il n'était plus temps,
que tout était perdu. Puis l'orgueil, la joie de se dire : «Je
suis vertueuse», et de se regarder dans la glace en prenant des poses
résignées, la consolait un peu du sacrifice qu'elle croyait faire.
Alors, les appétits de la chair,
les convoitises d'argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit
dans une même souffrance ; – et, au lieu d'en détourner sa pensée,
elle l'y attachait davantage, s'excitant à la douleur et en cherchant
partout les occasions. Elle s'irritait
d'un plat mal servi ou d'une porte entrebâillée, gémissait du velours
qu'elle n'avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop
hauts, de sa maison trop étroite.
Ce qui l'exaspérait, c'est que Charles
n'avait pas l'air de se douter de son supplice. La conviction où il
était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa
sécurité là-dessus de l'ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ?
N'était-il pas, lui, l'obstacle à toute félicité, la cause de toute
misère, et comme l'ardillon pointu de cette courroie complexe qui la
bouclait de tous côtés ?
Donc, elle reporta sur lui seul
la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour
l'amoindrir ne servait qu'à l'augmenter ; car cette peine inutile
s'ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus
à l'écartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions.
La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la
tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que
Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s'en venger.
Elle s'étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à
la pensée ; et il fallait continuer à sourire, s'entendre répéter
qu'elle était heureuse, faire semblant de l'être, le laisser croire !
Elle avait
des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient
de s'enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée
nouvelle ; mais aussitôt il s'ouvrait dans son âme un gouffre vague,
plein d'obscurité.
– D'ailleurs, il ne m'aime plus,
pensait-elle ; que devenir ? quel secours attendre, quelle
consolation, quel allégement ?
Elle restait brisée, haletante,
inerte, sanglotant à voix basse et avec des larmes qui coulaient.
– Pourquoi ne point le dire à Monsieur ?
lui demandait la domestique, lorsqu'elle entrait pendant ces crises.
– Ce sont les nerfs, répondait Emma ;
ne lui en parle pas, tu l'affligerais.
– Ah ! oui, reprenait Félicité,
vous êtes justement comme la Guérine, la fille au père Guérin, le pêcheur
du Pollet, que j'ai connue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle
était si triste, si triste, qu'à la voir debout sur le seuil de sa maison,
elle vous faisait l'effet d'un drap d'enterrement tendu devant la porte.
Son mal, à ce qu'il paraît, était une manière de brouillard qu'elle
avait dans la tête, et les médecins n'y pouvaient rien, ni le curé non
plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s'en allait toute seule sur
le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant
sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur
les galets. Puis, après son mariage, ça lui a passé, dit-on.
– Mais, moi, reprenait Emma, c'est
après le mariage que ça m'est venu.
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VI
Un
soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord, elle venait
de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit
tout à coup sonner l'Angelus.
On était au commencement d'avril,
quand les primevères sont écloses ; un vent tiède se roule sur
les plates-bandes labourées, et les jardins, comme des femmes, semblent
faire leur toilette pour les fêtes de l'été. Par les barreaux de la
tonnelle et au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie,
où elle dessinait sur l'herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur
du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs
contours d'une teinte violette, plus pâle et plus transparente qu'une
gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ;
on n'entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements ; et la cloche,
sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.
À ce tintement répété, la pensée
de la jeune femme s'égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et
de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dépassaient
sur l'autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes.
Elle aurait voulu, comme autrefois, être encore confondue dans la
longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir çà et là les
capuchons raides des bonnes soeurs inclinées sur leur prie-Dieu ;
le dimanche, à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait
le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l'encens
qui montait. Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentit
molle et tout abandonnée, comme un duvet d'oiseau qui tournoie dans
la tempête ; et ce fut sans en avoir conscience qu'elle s'achemina
vers l'église, disposée à n'importe qu'elle dévotion, pourvu qu'elle
y absorbât son âme et que l'existence entière y disparût.
Elle rencontra, sur la place,
Lestiboudois, qui s'en revenait ; car, pour ne pas rogner la
journée, il préférait interrompre sa besogne puis la reprendre, si
bien qu'il tintait l'Angelus
selon sa commodité. D'ailleurs, la sonnerie, faite plus tôt, avertissait
les gamins de l'heure du catéchisme.
Déjà quelques-uns, qui se trouvaient
arrivés, jouaient aux billes sur les dalles du cimetière. D'autres,
à califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec
leurs sabots les grandes orties poussées entre la petite enceinte
et les dernières tombes. C'était la seule place qui fût verte ;
tout le reste n'était que pierres, et couvert continuellement d'une
poudre fine, malgré le balai de la sacristie.
Les enfants
en chaussons couraient là comme sur un parquet fait pour eux, et on
entendait les éclats de leurs voix à travers le bourdonnement de la
cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui,
tombant des hauteurs du clocher, traînait à terre par le bout. Des
hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient l'air
au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes,
sous les tuiles du larmier. Au fond de l'église, une lampe brûlait,
c'est-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumière,
de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur l'huile.
Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres
encore les bas-côtés et les angles.
– Où est le curé ? demanda
madame Bovary à un jeune garçon qui s'amusait à secouer le tourniquet
dans son trou trop lâche.
– Il va venir, répondit-il.
En effet, la porte du presbytère
grinça, l'abbé Bournisien parut ; les enfants, pêle-mêle, s'enfuirent
dans l'église.
– Ces polissons-là ! murmura
l'ecclésiastique, toujours les mêmes !
Et, ramassant un catéchisme en
lambeaux qu'il venait de heurter avec son pied :
– Ça ne respecte rien !
Mais, dès qu'il aperçut madame
Bovary :
– Excusez-moi, dit-il, je ne vous
remettais pas.
Il fourra le catéchisme dans sa
poche et s'arrêta, continuant à balancer entre deux doigts la lourde
clef de la sacristie.
La lueur du soleil couchant qui
frappait en plein son visage pâlissait le lasting de sa soutane, luisante
sous les coudes, effiloquée par le bas. Des taches de graisse et de
tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne
des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s'écartant
de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge ;
elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils
rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respirait bruyamment.
– Comment vous portez-vous ?
ajouta-t-il.
– Mal, répondit Emma ; je
souffre.
– Eh bien, moi aussi, reprit l'ecclésiastique.
Ces premières chaleurs, n'est-ce pas, vous amollissent étonnamment ?
Enfin, que voulez-vous ! nous sommes nés pour souffrir, comme
dit saint Paul. Mais, M. Bovary, qu'est-ce qu'il en pense ?
– Lui ! fit-elle avec un
geste de dédain.
– Quoi ! répliqua le bonhomme
tout étonné, il ne vous ordonne pas quelque chose ?
– Ah ! dit Emma, ce ne sont
pas les remèdes de la terre qu'il me faudrait.
Mais le curé, de temps à autre,
regardait dans l'église, où tous les gamins agenouillés se poussaient
de l'épaule, et tombaient comme des capucins de cartes.
– Je voudrais savoir..., reprit-elle.
– Attends, attends, Riboudet,
cria l'ecclésiastique d'une voix colère, je m'en vas aller te chauffer
les oreilles, mauvais galopin !
Puis, se tournant vers Emma :
– C'est le fils de Boudet le charpentier ;
ses parents sont à leur aise et lui laissent faire ses fantaisies.
Pourtant il apprendrait vite, s'il le voulait, car il est plein d'esprit.
Et moi quelquefois, par plaisanterie, je l'appelle donc Riboudet (comme
la côte que l'on prend pour aller à Maromme), et je dis même :
mon Riboudet. Ah !
ah ! Mont-Riboudet !
L'autre jour, j'ai rapporté ce mot-là
à Monseigneur, qui en a ri... il a daigné en rire. – Et M. Bovary,
comment va-t-il ?
Elle semblait ne pas entendre.
Il continua :
– Toujours fort occupé, sans doute ?
car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la
paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il est le médecin des
corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes !
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 |
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Elle
fixa sur le prêtre des yeux suppliants.
– Oui..., dit-elle, vous soulagez
toutes les misères.
– Ah ! ne m'en parlez pas,
madame Bovary ! Ce matin même, il a fallu que j'aille dans le Bas-Diauville
pour une vache qui avait l'enfle ; ils croyaient que c'était
un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment... Mais, pardon !
Longuemarre et Boudet ! sac à papier ! voulez-vous bien finir !
Et, d'un bond, il s'élança dans
l'église.
Les gamins, alors, se pressaient
autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient
le missel ; et d'autres, à pas de loup, allaient se hasarder bientôt
jusque dans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tous
une grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, il les
enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavés du choeur,
fortement, comme s'il eût voulu les y planter.
– Allez, dit-il quand il fut revenu
près d'Emma, et en déployant son large mouchoir d'indienne, dont il
mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien à plaindre !
– Il y en a d'autres, répondit-elle.
– Assurément ! les ouvriers
des villes, par exemple.
– Ce ne sont pas eux...
– Pardonnez-moi !
j'ai connu là de pauvres mères de famille, des femmes vertueuses, je
vous assure, de véritables saintes, qui manquaient même de pain.
– Mais celles, reprit Emma (et les
coins de sa bouche se tordaient en parlant), celles, monsieur le curé,
qui ont du pain, et qui n'ont pas...
– De feu l'hiver, dit le prêtre.
– Eh ! qu'importe ?
– Comment ! qu'importe ?
Il me semble, à moi, que lorsqu'on est bien chauffé, bien nourri...,
car enfin...
– Mon Dieu ! mon Dieu !
soupirait-elle.
– Vous vous trouvez gênée ?
fit-il, en s'avançant d'un air inquiet ; c'est la digestion, sans
doute ? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu
de thé ; ça vous fortifiera, ou bien un verre d'eau fraîche avec
de la cassonade.
– Pourquoi ?
Et elle avait l'air de quelqu'un
qui se réveille d'un songe.
– C'est que vous passiez la main
sur votre front. J'ai cru qu'un étourdissement vous prenait.
Puis, se ravisant :
– Mais vous me demandiez quelque
chose ? Qu'est-ce donc ? Je ne sais plus.
– Moi ? Rien..., rien..., répétait
Emma.
Et son regard, qu'elle promenait
autour d'elle, s'abaissa lentement sur le vieillard à soutane. Ils se
considéraient tous les deux, face à face, sans parler.
– Alors, madame Bovary, dit-il enfin,
faites excuse, mais le devoir avant tout, vous savez ; il faut
que j'expédie mes garnements. Voilà les premières communions qui vont
venir. Nous serons encore surpris, j'en ai peur ! Aussi, à partir
de l'Ascension, je les tiens recta tous les mercredis une heure
de plus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tôt
dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l'a recommandé lui-même
par la bouche de son divin Fils... Bonne santé, madame ; mes respects
à monsieur votre mari !
Et il entra dans l'église, en faisant
dès la porte une génuflexion.
Emma le vit qui disparaissait entre
la double ligne des bancs, marchant à pas lourds, la tête un peu penchée
sur l'épaule, et avec ses deux mains entrouvertes, qu'il portait en
dehors.
Puis elle tourna sur ses talons,
tout d'un bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa
maison. Mais la grosse voix du curé, la voix claire des gamins arrivaient
encore à son oreille et continuaient derrière elle :
– Êtes-vous chrétien ?
– Oui, je suis chrétien.
– Qu'est-ce qu'un chrétien ?
– C'est celui qui, étant baptisé...,
baptisé..., baptisé.
Elle monta les marches de son escalier
en se tenant à la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa
tomber dans un fauteuil.
Le jour blanchâtre des carreaux
s'abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place
semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l'ombre comme dans
un océan ténébreux. La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours,
et Emma vaguement s'ébahissait à ce calme des choses, tandis qu'il y
avait en elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et
la table à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses
bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pour lui
saisir, par le bout, les rubans de son tablier.
– Laisse-moi ! dit celle-ci
en l'écartant avec la main.
La petite fille bientôt revint plus
près encore contre ses genoux ; et, s'y appuyant des bras, elle
levait vers elle son gros oeil bleu, pendant qu'un filet de salive pure
découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.
– Laisse-moi ! répéta la jeune
femme tout irritée.
Sa figure épouvanta l'enfant, qui
se mit à crier.
– Eh ! laisse-moi donc !
fit-elle en la repoussant du coude.
Berthe alla tomber au pied de la
commode, contre la patère de cuivre ; elle s'y coupa la joue, le
sang sortit. Madame Bovary se précipita pour la relever, cassa le cordon
de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait
commencer à se maudire, lorsque Charles parut. C'était l'heure du dîner,
il rentrait.
– Regarde donc, cher ami, lui dit
Emma d'une voix tranquille : voilà la petite qui, en jouant, vient
de se blesser par terre.
Charles la rassura, le cas n'était
point grave, et il alla chercher du diachylum. |
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Madame
Bovary ne descendit pas dans la salle ; elle voulut demeurer seule
à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce qu'elle conservait
d'inquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut à elle-même bien
sotte et bien bonne de s'être troublée tout à l'heure pour si peu de
chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant,
soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes s'arrêtaient
au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaient voir entre les
cils deux prunelles pâles, enfoncées ; le sparadrap, collé sur
sa joue, en tirait obliquement la peau tendue.
– C'est une chose étrange, pensait
Emma, comme cette enfant est laide !
Quand Charles, à onze heures du
soir, revint de la pharmacie (où il avait été remettre, après le dîner,
ce qui lui restait du diachylum), il trouva sa femme debout auprès du
berceau.
– Puisque je t'assure que ce ne
sera rien, dit-il en la baisant au front ; ne te tourmente pas,
pauvre chérie, tu te rendras malade !
Il était resté longtemps chez l'apothicaire.
Bien qu'il ne s'y fût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s'était
efforcé de le raffermir, de lui remonter le moral. Alors on avait
causé des dangers divers qui menaçaient l'enfance et de l'étourderie
des domestiques. Madame Homais en savait quelque chose, ayant encore
sur la poitrine les marques d'une écuellée de braise qu'une cuisinière,
autrefois, avait laissé tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents
prenaient-ils quantité de précautions. Les couteaux jamais n'étaient
affilés, ni les appartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles
en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré
leur indépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrière
eux ; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et
jusqu'à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des
bourrelets matelassés. C'était, il est vrai, une manie de madame Homais ;
son époux en était intérieurement affligé, redoutant pour les organes
de l'intellect les résultats possibles d'une pareille compression, et
il s'échappait jusqu'à lui dire :
– Tu prétends donc en faire des
Caraïbes ou des Botocudos ?
Charles, cependant, avait essayé
plusieurs fois d'interrompre la conversation.
– J'aurais à vous entretenir, avait-il
soufflé bas à l'oreille du clerc, qui se mit à marcher devant lui dans
l'escalier.
– Se douterait-il de quelque chose ?
se demandait Léon. Il avait des battements de coeur et se perdait en
conjectures.
Enfin Charles, ayant fermé la porte,
le pria de voir lui-même à Rouen quels pouvaient être les prix d'un
beau daguerréotype ; c'était une surprise sentimentale qu'il réservait
à sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il
voulait auparavant savoir à quoi s'en tenir ; ces démarches
ne devaient pas embarrasser M. Léon, puisqu'il allait à la ville toutes
les semaines, à peu près.
Dans quel but ? Homais soupçonnait
là-dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais
il se trompait ; Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que
jamais il était triste, et madame Lefrançois s'en apercevait bien à
la quantité de nourriture qu'il laissait maintenant sur son assiette.
Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binet
répliqua, d'un ton rogue, qu'il n'était point payé par la police. |
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Son camarade, toutefois, lui paraissait
fort singulier ; car souvent Léon se renversait sur sa chaise en
écartant les bras, et se plaignait vaguement de l'existence.
– C'est que vous ne prenez point
assez de distractions, disait le percepteur.
– Lesquelles ?
– Moi, à votre place, j'aurais un
tour !
– Mais je ne sais pas tourner, répondait
le clerc.
– Oh ! c'est vrai ! faisait
l'autre en caressant sa mâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction.
Léon était las d'aimer sans résultat ;
puis il commençait à sentir cet accablement que vous cause la répétition
de la même vie, lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu'aucune espérance
ne la soutient. Il était si ennuyé d'Yonville et des Yonvillais, que
la vue de certaines gens, de certaines maisons l'irritait à n'y pouvoir
tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme qu'il était, lui devenait
complètement insupportable. Cependant, la perspective d'une situation
nouvelle l'effrayait autant qu'elle le séduisait.
Cette appréhension se tourna vite
en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare
de ses bals masqués avec le rire de ses grisettes. Puisqu'il devait
y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas ? qui l'empêchait ?
Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs ; il arrangea d'avance
ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait
une vie d'artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare !
Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours
bleu ! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en
sautoir, avec une tête de mort et la guitare au-dessus.
La
chose difficile était le consentement de sa mère ; rien pourtant
ne paraissait plus raisonnable. Son patron même l'engageait à visiter
une autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc un
parti moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen, n'en
trouva pas, et écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée,
où il exposait les raisons d'aller habiter Paris immédiatement. Elle
y consentit.
Il ne se hâta point. Chaque jour,
durant tout un mois, Hivert transporta pour lui d'Yonville à Rouen,
de Rouen à Yonville, des coffres, des valises, des paquets ; et,
quand Léon eut remonté sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils,
acheté une provision de foulards, pris en un mot plus de dispositions
que pour un voyage autour du monde, il s'ajourna de semaine en semaine,
jusqu'à ce qu'il reçût une seconde lettre maternelle où on le pressait
de partir, puisqu'il désirait, avant les vacances passer son examen.
Lorsque le moment fut venu des embrassades,
madame Homais pleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme
fort, dissimula son émotion ; il voulut lui-même porter le paletot
de son ami jusqu'à la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouen dans
sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux à M.
Bovary.
Quand il fut au haut de l'escalier,
il s'arrêta, tant il se sentait hors d'haleine. À son entrée, madame
Bovary se leva vivement.
– C'est encore moi ! dit Léon.
– J'en étais sûre !
Elle se mordit les lèvres, et un
flot de sang lui courut sous la peau, qui se colora tout en rose, depuis
la racine des cheveux jusqu'au bord de sa collerette. Elle restait debout,
s'appuyant de l'épaule contre la boiserie.
– Monsieur n'est donc pas là ?
reprit-il.
– Il est absent.
Elle répéta :
– Il est absent.
Alors il y eut un silence. Ils se
regardèrent ; et leurs pensées, confondues dans la même angoisse,
s'étreignaient étroitement, comme deux poitrines palpitantes.
– Je voudrais bien embrasser Berthe,
dit Léon.
Emma descendit quelques marches,
et elle appela Félicité.
Il jeta vite autour de lui un large
coup d'oeil qui s'étala sur les murs, les étagères, la cheminée, comme
pour pénétrer tout, emporter tout.
Mais elle rentra, et la servante
amena Berthe, qui secouait au bout d'une ficelle un moulin à vent la
tête en bas.
Léon la baisa sur le cou à plusieurs
reprises.
– Adieu, pauvre enfant ! adieu,
chère petite, adieu ! Et il la remit à sa mère.
– Emmenez-la, dit celle-ci.
Ils restèrent seuls.
Madame Bovary, le dos tourné, avait
la figure posée contre un carreau ; Léon tenait sa casquette à
la main et la battait doucement le long de sa cuisse.
– Il va pleuvoir, dit Emma.
– J'ai un manteau, répondit-il.
– Ah !
Elle se détourna, le menton baissé
et le front en avant. La lumière y glissait comme sur un marbre, jusqu'à
la courbe des sourcils, sans que l'on pût savoir ce qu'Emma regardait
à l'horizon ni ce qu'elle pensait au fond d'elle-même.
– Allons, adieu ! soupira-t-il.
Elle releva sa tête d'un mouvement
brusque :
– Oui, adieu..., partez !
Ils s'avancèrent l'un vers l'autre ;
il tendit la main, elle hésita.
– À l'anglaise donc, fit-elle abandonnant
la sienne tout en s'efforçant de rire.
Léon la sentit entre ses doigts,
et la substance même de tout son être lui semblait descendre dans cette
paume humide.
Puis il ouvrit la main ; leurs
yeux se rencontrèrent encore, et il disparut.
Quand il fut sous les halles, il
s'arrêta, et il se cacha derrière un pilier, afin de contempler une
dernière fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes.
Il crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre ; mais
le rideau, se décrochant de la patère comme si personne n'y touchait,
remua lentement ses longs plis obliques, qui d'un seul bond s'étalèrent
tous, et il resta droit, plus immobile qu'un mur de plâtre. Léon se
mit à courir. |
 |
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Il
aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à côté
un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin
causaient ensemble. On l'attendait.
– Embrassez-moi, dit l'apothicaire
les larmes aux yeux. Voilà votre paletot, mon bon ami ; prenez
garde au froid ! Soignez-vous ! ménagez-vous !
– Allons, Léon, en voiture !
dit le notaire.
Homais se pencha sur le garde-crotte,
et d'une voix entrecoupée par les sanglots, laissa tomber ces deux mots
tristes :
– Bon voyage !
– Bonsoir, répondit M. Guillaumin.
Lâchez tout ! Ils partirent, et Homais s'en retourna.
Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre
sur le jardin, et elle regardait les nuages.
Ils s'amoncelaient au couchant du
côté de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, d'où dépassaient
par derrière les grandes lignes du soleil, comme les flèches d'or d'un
trophée suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur
d'une porcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers,
et tout à coup la pluie tomba ; elle crépitait sur les feuilles
vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, des moineaux
battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques d'eau
sur le sable emportaient en s'écoulant les fleurs roses d'un acacia.
– Ah ! qu'il doit être loin
déjà ! pensa-t-elle.
M. Homais, comme de coutume, vint
à six heures et demie, pendant le dîner.
– Eh bien, dit-il en s'asseyant,
nous avons donc tantôt embarqué notre jeune homme ?
– Il paraît ! répondit le médecin.
Puis, se tournant sur sa chaise :
– Et quoi de neuf chez vous ?
– Pas grand-chose. Ma femme, seulement,
a été, cette après-midi, un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien
les trouble ! la mienne surtout ! Et l'on aurait tort de se
révolter là contre, puisque leur organisation nerveuse est beaucoup
plus malléable que la nôtre.
– Ce pauvre Léon ! disait Charles,
comment va-t-il vivre à Paris ?... S'y accoutumera-t-il ?
Madame Bovary soupira.
–
Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties
fines chez le traiteur ! les bals masqués ! le champagne !
tout cela va rouler, je vous assure.
– Je ne crois pas qu'il se dérange,
objecta Bovary.
– Ni moi ! reprit vivement
M. Homais, quoiqu'il lui faudra pourtant suivre les autres, au risque
de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie que mènent ces
farceurs-là, dans le quartier Latin, avec les actrices ! Du reste,
les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu qu'ils aient quelque
talent d'agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il
y a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses,
ce qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de très beaux
mariages.
– Mais, dit le médecin, j'ai peur
pour lui que... là-bas...
– Vous avez raison, interrompit
l'apothicaire, c'est le revers de la médaille ! et l'on y est obligé
continuellement d'avoir la main posée sur son gousset. Ainsi, vous êtes
dans un jardin public, je suppose ; un quidam se présente, bien
mis, décoré même, et qu'on prendrait pour un diplomate ; il vous
aborde ; vous causez ; il s'insinue, vous offre une prise
ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; il vous
mène au café, vous invite à venir dans sa maison de campagne, vous fait
faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois
quarts du temps ce n'est que pour flibuster votre bourse ou vous entraîner
en des démarches pernicieuses.
– C'est vrai, répondit Charles ;
mais je pensais surtout aux maladies, à la fièvre typhoïde, par exemple,
qui attaque les étudiants de la province.
Emma tressaillit.
– À cause du changement de régime,
continua le pharmacien, et de la perturbation qui en résulte dans l'économie
générale. Et puis, l'eau de Paris, voyez-vous ! les mets de restaurateurs,
toutes ces nourritures épicées finissent par vous échauffer le sang
et ne valent pas, quoi qu'on en dise, un bon pot-au-feu. J'ai toujours,
quant à moi, préféré la cuisine bourgeoise : c'est plus sain !
Aussi, lorsque j'étudiais à Rouen la pharmacie, je m'étais mis en pension
dans une pension ; je mangeais avec les professeurs.
Et il continua donc à exposer ses
opinions générales et ses sympathies personnelles, jusqu'au moment où
Justin vint le chercher pour un lait de poule qu'il fallait faire.
– Pas un instant de répit !
s'écria-t-il, toujours à la chaîne ! Je ne peux sortir une minute !
Il faut, comme un cheval de labour, être à suer sang et eau ! Quel
collier de misère !
Puis, quand il fut sur la porte :
– À propos, dit-il, savez-vous la
nouvelle ?
– Quoi donc ?
– C'est qu'il est fort probable,
reprit Homais en dressant ses sourcils et en prenant une figure des
plus sérieuses, que les comices agricoles de la Seine-Inférieure se
tiendront cette année à Yonville-l'Abbaye. Le bruit, du moins, en circule.
Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce serait pour notre
arrondissement de la dernière importance ! Mais nous en causerons
plus tard. J'y vois, je vous remercie ; Justin a la lanterne.
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 |
|
VII
Le
lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé
par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l'extérieur
des choses, et le chagrin s'engouffrait dans son âme avec des hurlements
doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux abandonnés. C'était
cette rêverie que l'on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude
qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin que
vous apportent l'interruption de tout mouvement accoutumé, la cessation
brusque d'une vibration prolongée.
Comme au retour de la
Vaubyessard,
quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tête, elle avait une
mélancolie morne, un désespoir engourdi. Léon réapparaissait plus
grand, plus beau, plus suave, plus vague ; quoiqu'il fût séparé
d'elle, il ne l'avait pas quittée, il était là, et les murailles de
la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa
vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il s'était
assis. La rivière coulait toujours, et poussait lentement ses petits
flots le long de la berge glissante. Ils s'y étaient promenés bien
des fois, à ce même murmure des ondes, sur les cailloux couverts de
mousse. Quels bons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes après-midi,
seuls, à l'ombre, dans le fond du jardin ! Il lisait tout haut,
tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs ; le vent frais
de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines
de la tonnelle... Ah ! il était parti, le seul charme de sa vie,
le seul espoir possible d'une félicité ! Comment n'avait-elle
pas saisi ce bonheur-là, quand il se présentait ! Pourquoi ne
l'avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quand il voulait s'enfuir ?
Et elle se maudit de n'avoir pas aimé Léon ; elle eut soif de
ses lèvres. L'envie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans
ses bras, de lui dire : «C'est moi, je suis à toi !» Mais
Emma s'embarrassait d'avance aux difficultés de l'entreprise, et ses
désirs, s'augmentant d'un regret, n'en devenaient que plus actifs.
Dès lors, ce souvenir de Léon
fut comme le centre de son ennui ; il y pétillait plus fort que,
dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige.
Elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait
délicatement ce foyer près de s'éteindre, elle allait cherchant tout
autour d'elle ce qui pouvait l'aviver davantage ; et les réminiscences
les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce qu'elle
éprouvait avec ce qu'elle imaginait, ses envies de volupté qui se
dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme
des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, la
litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait
servir tout à réchauffer sa tristesse.
Cependant les flammes s'apaisèrent,
soit que la provision d'elle-même s'épuisât, ou que l'entassement
fût trop considérable. L'amour, peu à peu, s'éteignit par l'absence,
le regret s'étouffa sous l'habitude ; et cette lueur d'incendie
qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d'ombre et s'effaça
par degrés. Dans l'assoupissement de sa conscience, elle prit même
les répugnances du mari pour des aspirations vers l'amant, les brûlures
de la haine pour des réchauffements de la tendresse ; mais, comme
l'ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu'aux
cendres, et qu'aucun secours ne vint, qu'aucun soleil ne parut, il
fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid
horrible qui la traversait.
Alors les mauvais jours de Tostes
recommencèrent. Elle s'estimait à présent beaucoup plus malheureuse :
car elle avait l'expérience du chagrin, avec la certitude qu'il ne
finirait pas.
Une femme qui s'était imposé de
si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle s'acheta
un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs
de citrons à se nettoyer les ongles ; elle écrivit à Rouen, afin
d'avoir une robe en cachemire bleu ; elle choisit chez Lheureux
la plus belle de ses écharpes ; elle se la nouait à la taille
par-dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermés, avec un
livre à la main, elle restait étendue sur un canapé dans cet accoutrement.
Souvent, elle variait sa coiffure :
elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées ;
elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en
dessous, comme un homme.
Elle voulut apprendre l'italien :
elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier
blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de l'histoire et de la
philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se réveillait en sursaut,
croyant qu'on venait le chercher pour un malade :
– J'y vais, balbutiait-il.
Et c'était le bruit d'une allumette
qu'Emma frottait afin de rallumer la lampe. Mais il en était de ses
lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencées encombraient
son armoire ; elle les prenait, les quittait, passait à d'autres.
Elle avait des accès, où on l'eût
poussée facilement à des extravagances. Elle soutint un jour, contre
son mari, qu'elle boirait bien un grand demi-verre d'eau-de-vie, et,
comme Charles eut la bêtise de l'en défier, elle avala l'eau-de-vie
jusqu'au bout.
Malgré ses airs évaporés (c'était
le mot des bourgeoises d'Yonville), Emma pourtant ne paraissait pas
joyeuse, et, d'habitude, elle gardait aux coins de la bouche cette
immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle
des ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche comme du linge ;
la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient
d'une manière vague. Pour s'être découvert trois cheveux gris sur
les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse.
Souvent des défaillances la prenaient.
Un jour même, elle eut un crachement de sang, et, comme Charles s'empressait,
laissant apercevoir son inquiétude :
– Ah bah ! répondit-elle,
qu'est-ce que cela fait ?
Charles s'alla réfugier dans son
cabinet ; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans
son fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique.
Alors il écrivit à sa mère pour
la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues conférences au
sujet d'Emma.
À quoi se résoudre ? que
faire, puisqu'elle se refusait à tout traitement ?
– Sais-tu ce qu'il faudrait à
ta femme ? reprenait la mère Bovary. Ce seraient des occupations
forcées, des ouvrages manuels ! Si elle était comme tant d'autres,
contrainte à gagner son pain, elle n'aurait pas ces vapeurs-là, qui
lui viennent d'un tas d'idées qu'elle se fourre dans la tête, et du
désoeuvrement où elle vit.
– Pourtant elle s'occupe, disait
Charles.
– Ah ! elle s'occupe !
À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages
qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres
par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre
enfant, et quelqu'un qui n'a pas de religion finit toujours par tourner
mal.
Donc, il fut résolu que l'on empêcherait
Emma de lire des romans. L'entreprise ne semblait point facile. La
bonne dame s'en chargea : elle devait quand elle passerait par
Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter
qu'Emma cessait ses abonnements. N'aurait-on pas le droit d'avertir
la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d'empoisonneur ?
Les adieux de la belle-mère et
de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu'elles étaient
restées ensemble, elles n'avaient pas échangé quatre paroles, à part
les informations et compliments quand elles se rencontraient à table,
et le soir avant de se mettre au lit.
Madame Bovary mère partit un mercredi,
qui était jour de marché à Yonville.
La Place, dès le matin, était
encombrée par une file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards
en l'air, s'étendaient le long des maisons depuis l'église jusqu'à
l'auberge. De l'autre côté, il y avait des baraques de toile où l'on
vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec
des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par
le bout s'envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s'étalait
par terre, entre les pyramides d'oeufs et les bannettes de fromages,
d'où sortaient des pailles gluantes ; près des machines à blé,
des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous
par les barreaux. La foule, s'encombrant au même endroit sans en vouloir
bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie.
Les mercredis, elle ne désemplissait pas et l'on s'y poussait, moins
pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant
était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins.
Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient
comme un plus grand médecin que tous les médecins.
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Emma
était accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait souvent : la fenêtre,
en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s'amusait
à considérer la cohue des rustres, lorsqu'elle aperçut un monsieur vêtu
d'une redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiqu'il
fût chaussé de fortes guêtres ; et il se dirigeait vers la maison
du médecin, suivi d'un paysan marchant la tête basse d'un air tout réfléchi.
– Puis-je voir Monsieur ? demanda-t-il
à Justin, qui causait sur le seuil avec Félicité.
Et, le prenant pour le domestique
de la maison :
– Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger
de la Huchette est là.
Ce n'était point par vanité territoriale
que le nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule, mais afin
de se faire mieux connaître. La Huchette, en effet, était un domaine
près d'Yonville, dont il venait d'acquérir le château, avec deux fermes
qu'il cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en
garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rentes !
Charles entra dans la salle. M.
Boulanger lui présenta son homme, qui voulait être saigné parce qu'il
éprouvait des fourmis le long du corps.
– Ça me purgera, objectait-il à
tous les raisonnements.
Bovary commanda donc d'apporter
une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, s'adressant
au villageois déjà blême :
– N'ayez point peur, mon brave.
– Non, non, répondit l'autre, marchez
toujours !
Et, d'un air fanfaron, il tendit
son gros bras. Sous la piqûre de la lancette, le sang jaillit et alla
s'éclabousser contre la glace.
– Approche le vase ! exclama
Charles.
– Guête ! disait
le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule ! Comme j'ai
le sang rouge ! ce doit être bon signe, n'est-ce pas ?
– Quelquefois, reprit l'officier
de santé, l'on n'éprouve rien au commencement, puis la syncope se déclare,
et plus particulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci.
Le campagnard, à ces mots, lâcha
l'étui qu'il tournait entre ses doigts. Une saccade de ses épaules fit
craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba.
– Je m'en doutais, dit Bovary en
appliquant son doigt sur la veine.
La cuvette commençait à trembler
aux mains de Justin ; ses genoux chancelèrent, il devint pâle.
– Ma femme ! ma femme !
appela Charles.
D'un bond, elle descendit l'escalier.
– Du vinaigre ! cria-t-il.
Ah ! mon Dieu, deux à la fois !
Et, dans son émotion, il avait peine
à poser la compresse.
– Ce n'est rien, disait tout tranquillement
M. Boulanger, tandis qu'il prenait Justin entre ses bras.
Et il l'assit sur la table, lui
appuyant le dos contre la muraille.
Madame Bovary se mit à lui retirer
sa cravate. Il y avait un noeud aux cordons de la chemise ; elle
resta quelques minutes à remuer ses doigts légers dans le cou du jeune
garçon ; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste ;
elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus,
délicatement.
Le charretier se réveilla ;
mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient
dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait.
– Il faudrait, dit Charles, lui
cacher cela.
Madame Bovary prit la cuvette. Pour
la mettre sous la table, dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant,
sa robe (c'était une robe d'été à quatre volants, de couleur jaune,
longue de taille, large de jupe), sa robe s'évasa autour d'elle sur
les carreaux de la salle ; – et, comme Emma, baissée, chancelait
un peu en écartant les bras, le gonflement de l'étoffe se crevait de
place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle alla
prendre une carafe d'eau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre
lorsque le pharmacien arriva. La servante l'avait été chercher dans
l'algarade ; en apercevant son élève les yeux ouverts, il reprit
haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas.
– Sot ! disait-il ; petit
sot, vraiment ! sot en trois lettres ! Grand-chose, après
tout, qu'une phlébotomie ! et un gaillard qui n'a peur de rien !
une espèce d'écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix
à des hauteurs vertigineuses. Ah ! oui, parle, vante-toi !
voilà de belles dispositions à exercer plus tard la pharmacie ;
car tu peux te trouver appelé en des circonstances graves, par-devant
les tribunaux, afin d'y éclairer la conscience des magistrats ;
et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme,
ou bien passer pour un imbécile ! |
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Justin
ne répondait pas. L'apothicaire continuait :
– Qui t'a prié de venir ? Tu
importunes toujours monsieur et madame ! Les mercredis, d'ailleurs,
ta présence m'est plus indispensable. Il y a maintenant vingt personnes
à la maison. J'ai tout quitté à cause de l'intérêt que je te porte.
Allons, va-t'en ! cours ! attends-moi, et surveille les bocaux !
Quand Justin, qui se rhabillait,
fut parti, l'on causa quelque peu des évanouissements. Madame Bovary
n'en avait jamais eu.
– C'est extraordinaire pour une
dame ! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien délicats.
Ainsi j'ai vu, dans une rencontre, un témoin perdre connaissance rien
qu'au bruit des pistolets que l'on chargeait.
– Moi, dit l'apothicaire, la vue
du sang des autres ne me fait rien du tout ; mais l'idée seulement
du mien qui coule suffirait à me causer des défaillances, si j'y réfléchissais
trop.
Cependant M. Boulanger congédia
son domestique, en l'engageant à se tranquilliser l'esprit, puisque
sa fantaisie était passée.
– Elle m'a procuré l'avantage de
votre connaissance, ajouta-t-il.
Et il regardait Emma durant cette
phrase.
Puis il déposa trois francs sur
le coin de la table, salua négligemment et s'en alla.
Il fut bientôt de l'autre côté de
la rivière (c'était son chemin pour s'en retourner à la Huchette) ;
et Emma l'aperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers,
se ralentissant de temps à autre, comme quelqu'un qui réfléchit.
– Elle est fort gentille !
se disait-il ; elle est fort gentille, cette femme du médecin !
De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme
une Parisienne. D'où diable sort-elle ? Où donc l'a-t-il trouvée,
ce gros garçon-là ?
M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre
ans ; il était de tempérament brutal et d'intelligence perspicace,
ayant d'ailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et s'y connaissant bien.
Celle-là lui avait paru jolie ; il y rêvait donc, et à son mari.
– Je le crois très bête. Elle en
est fatiguée sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois
jours. Tandis qu'il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des
chaussettes. Et on s'ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser
la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille
après l'amour, comme une carpe après l'eau sur une table de cuisine.
Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j'en suis sûr !
ce serait tendre ! charmant !... Oui, mais comment s'en débarrasser
ensuite ?
Alors les encombrements du plaisir,
entrevus en perspective, le firent, par contraste, songer à sa maîtresse.
C'était une comédienne de Rouen, qu'il entretenait ; et, quand
il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, des
rassasiements :
– Ah ! madame Bovary, pensa-t-il,
est bien plus jolie qu'elle, plus fraîche surtout. Virginie, décidément,
commence à devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies.
Et, d'ailleurs, quelle manie de salicoques !
La campagne était déserte, et Rodolphe
n'entendait autour de lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient
sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines ;
il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il
la déshabillait.
– Oh ! je l'aurai ! s'écria-t-il
en écrasant, d'un coup de bâton, une motte de terre devant lui.
Et aussitôt il examina la partie
politique de l'entreprise. Il se demandait :
– Où se rencontrer ? par quel
moyen ? On aura continuellement le marmot sur les épaules, et la
bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considérables.
Ah bah ! dit-il, on y perd trop de temps !
Puis il recommença :
– C'est qu'elle a des yeux qui vous
entrent au coeur comme des vrilles. Et ce teint pâle !... Moi,
qui adore les femmes pâles !
Au haut de la côte d'Argueil, sa
résolution était prise.
– Il n'y a plus qu'à chercher les
occasions. Eh bien, j'y passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier,
de la volaille ; je me ferai saigner, s'il le faut ; nous
deviendrons amis, je les inviterai chez moi... Ah ! parbleu !
ajouta-t-il, voilà les comices bientôt ; elle y sera, je la verrai.
Nous commencerons, et hardiment, car c'est le plus sûr.
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VIII
Ils
arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la
solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s'entretenaient des
préparatifs ; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la
mairie ; une tente dans un pré était dressée pour le festin,
et, au milieu de la Place, devant l'église, une espèce de bombarde
devait signaler l'arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs
lauréats. La garde nationale de Buchy (il n'y en avait point à
Yonville)
était venue s'adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le
capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume ;
et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile,
que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue
dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d'un
seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur
et le colonel, l'un et l'autre, pour montrer leurs talents, faisaient
à part manoeuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et
repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait
pas et toujours recommençait ! Jamais il n'y avait eu pareil
déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient
lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres
entrouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par
le beau temps qu'il faisait, les bonnets empesés, les croix d'or et
les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient
au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre
monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des
environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui
leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches ;
et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient
par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre
les dents.
La foule arrivait dans la grande
rue par les deux bouts du village. Il s'en dégorgeait des ruelles,
des allées, des maisons, et l'on entendait de temps à autre retomber
le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de fil, qui
sortaient pour aller voir la fête. Ce que l'on admirait surtout, c'étaient
deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où
s'allaient tenir les autorités ; et il y avait de plus, contre
les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant
chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d'inscriptions
en lettres d'or. On lisait sur l'un : «Au Commerce» ; sur
l'autre : «À l'Agriculture» ; sur le troisième : «À
l'Industrie» ; et sur le quatrième : «Aux Beaux-Arts».
Mais la jubilation qui épanouissait
tous les visages paraissait assombrir madame Lefrançois, l'aubergiste.
Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton :
– Quelle bêtise ! quelle
bêtise avec leur baraque de toile ! Croient-ils que le préfet
sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme un saltimbanque ?
Ils appellent ces embarras-là, faire le bien du pays ! Ce n'était
pas la peine, alors, d'aller chercher un gargotier à Neufchâtel !
Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nu-pieds !...
L'apothicaire passa. Il portait
un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par
extraordinaire un chapeau, – un chapeau bas de forme.
– Serviteur ! dit-il ;
excusez-moi, je suis pressé.
Et comme la grosse veuve lui demanda
où il allait :
– Cela vous semble drôle, n'est-ce
pas ? moi qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire
que le rat du bonhomme dans son fromage.
– Quel fromage ? fit l'aubergiste.
– Non, rien ! ce n'est rien !
reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois,
que je demeure d'habitude tout reclus chez moi. Aujourd'hui cependant,
vu la circonstance, il faut bien que...
– Ah ! vous allez là-bas ?
dit-elle avec un air de dédain.
– Oui, j'y vais, répliqua l'apothicaire
étonné ; ne fais-je point partie de la commission consultative ?
La mère Lefrançois le considéra
quelques minutes, et finit par répondre en souriant :
– C'est autre chose ! Mais
qu'est-ce que la culture vous regarde ? vous vous y entendez
donc ?
– Certainement, je m'y entends,
puisque je suis pharmacien, c'est-à-dire chimiste ! et la chimie,
madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de l'action réciproque
et moléculaire de tous les corps de la nature, il s'ensuit que l'agriculture
se trouve comprise dans son domaine ! Et, en effet, composition
des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence
des miasmes, qu'est-ce que tout cela, je vous le demande, si ce n'est
de la chimie pure et simple ?
L'aubergiste ne répondit rien.
Homais continua :
– Croyez-vous qu'il faille, pour
être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ?
Mais il faut connaître plutôt la constitution des substances dont
il s'agit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques,
la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents
corps et leur capillarité ! que sais-je ? Et il faut posséder
à fond tous ses principes d'hygiène, pour diriger, critiquer la construction
des bâtiments, le régime des animaux, l'alimentation des domestiques !
il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique ; pouvoir
discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires
d'avec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives,
s'il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-là, de
propager les unes, de détruire les autres ; bref, il faut se
tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics,
être toujours en haleine, afin d'indiquer les améliorations...
L'aubergiste ne quittait point
des yeux la porte du café Français, et le pharmacien poursuivit :
– Plût à Dieu que nos agriculteurs
fussent des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les
conseils de la science ! Ainsi, moi, j'ai dernièrement écrit
un fort opuscule, un mémoire de plus de soixante et douze pages, intitulé :
Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi de quelques
réflexions nouvelles à ce sujet, que j'ai envoyé à la Société
agronomique de Rouen ; ce qui m'a même valu l'honneur d'être
reçu parmi ses membres, section d'agriculture, classe de pomologie ;
eh bien, si mon ouvrage avait été livré à la publicité...
Mais l'apothicaire s'arrêta, tant
madame Lefrançois paraissait préoccupée.
– Voyez-les donc ! disait-elle,
on n'y comprend rien ! une gargote semblable !
Et, avec des haussements d'épaules
qui tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait
des deux mains le cabaret de son rival, d'où sortaient alors des chansons.
– Du reste, il n'en a pas pour
longtemps, ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini.
Homais se recula de stupéfaction.
Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant à l'oreille :
– Comment ! vous ne savez
pas cela ? On va le saisir cette semaine. C'est Lheureux qui
le fait vendre. Il l'a assassiné de billets.
– Quelle épouvantable catastrophe !
s'écria l'apothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes
à toutes les circonstances imaginables.
L'hôtesse donc se mit à lui raconter
cette histoire, qu'elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin,
et, bien qu'elle exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. C'était un
enjôleur, un rampant.
|
 |
|
–
Ah ! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles ; il salue
madame Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger.
–
Madame Bovary ! fit Homais. Je
m'empresse d'aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu'elle sera bien
aise d'avoir une place dans l'enceinte, sous le péristyle.
Et, sans écouter la mère
Lefrançois,
qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s'éloigna
d'un pas rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de
droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d'espace
avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derrière
lui.
Rodolphe, l'ayant aperçu de loin,
avait pris un train rapide ; mais madame Bovary s'essouffla ;
il se ralentit donc et lui dit en souriant, d'un ton brutal :
– C'est pour éviter ce gros homme :
vous savez, l'apothicaire.
Elle lui donna un coup de coude.
– Qu'est-ce que cela signifie ?
se demanda-t-il.
Et il la considéra du coin de l'oeil,
tout en continuant à marcher.
Son profil était si calme, que l'on
n'y devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l'ovale de
sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau.
Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique
bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause
du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait
la cloison de son nez. Elle inclinait la tête sur l'épaule, et l'on
voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents blanches.
– Se moque-t-elle de moi ?
songeait Rodolphe.
Ce geste d'Emma pourtant n'avait
été qu'un avertissement ; car M. Lheureux les accompagnait, et
il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en conversation :
– Voici une journée superbe !
tout le monde est dehors ! les vents sont à l'est.
Et madame Bovary, non plus que Rodolphe,
ne lui répondait guère, tandis qu'au moindre mouvement qu'ils faisaient,
il se rapprochait en disant : «Plaît-il ?» et portait la main
à son chapeau.
Quand ils furent devant la maison
du maréchal, au lieu de suivre la route jusqu'à la barrière, Rodolphe,
brusquement, prit un sentier, entraînant madame Bovary ; il cria :
– Bonsoir, M. Lheureux ! au
plaisir !
– Comme vous l'avez congédié !
dit-elle en riant.
– Pourquoi, reprit-il, se laisser
envahir par les autres ? et, puisque, aujourd'hui, j'ai le bonheur
d'être avec vous...
Emma rougit. Il n'acheva point sa
phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l'herbe.
Quelques marguerites étaient repoussées.
– Voici de gentilles pâquerettes,
dit-il, et de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses
du pays.
Il ajouta :
– Si j'en cueillais. Qu'en pensez-vous ?
– Est-ce que vous êtes amoureux ?
fit-elle en toussant un peu.
– Eh ! eh ! qui sait ?
répondit Rodolphe.
Le pré commençait à se remplir,
et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs
paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une
longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats,
à bagues d'argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d'elles.
Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur
toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu'à
la tente du banquet. Mais c'était le moment de l'examen, et les cultivateurs,
les uns après les autres, entraient dans une manière d'hippodrome que
formait une longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné
vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des
porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ;
des brebis bêlaient ; les vaches, un jarret replié, étalaient leur
ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières
lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d'elles. Des charretiers,
les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient
à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant
la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient
à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois ; et, sur la longue
ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme
un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës,
et des têtes d'hommes qui couraient. À l'écart, en dehors des lices,
cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant
un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu'une bête
de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées,
des messieurs s'avançaient d'un pas lourd, examinant chaque animal,
puis se consultaient à voix basse. L'un d'eux, qui semblait plus considérable,
prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C'était le président
du jury : M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu'il reconnut Rodolphe,
il s'avança vivement, et lui dit en souriant d'un air aimable :
– Comment, monsieur Boulanger, vous
nous abandonnez ?
Rodolphe protesta qu'il allait venir.
Mais quand le président eut disparu :
– Ma foi, non, reprit-il, je n'irai
pas ; votre compagnie vaut bien la sienne.
Et, tout en se moquant des comices,
Rodolphe, pour circuler plus à l'aise, montrait au gendarme sa pancarte
bleue, et même il s'arrêtait parfois devant quelque beau sujet,
que madame Bovary n'admirait guère. Il s'en aperçut, et alors se mit
à faire des plaisanteries sur les dames d'Yonville, à propos de leur
toilette ; puis il s'excusa lui-même du négligé de la sienne. Elle
avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire,
d'habitude, croit entrevoir la révélation d'une existence excentrique,
les désordres du sentiment, les tyrannies de l'art, et toujours un certain
mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l'exaspère. Ainsi
sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent,
dans l'ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon
à larges raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées
de cuir verni. Elles étaient si vernies, que l'herbe s'y reflétait.
Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche
de sa veste et son chapeau de paille mis de côté.
– D'ailleurs, ajouta-t-il, quand
on habite la campagne...
– Tout est peine perdue, dit Emma.
– C'est vrai ! répliqua Rodolphe.
Songer que pas un seul de ces braves gens n'est capable de comprendre
même la tournure d'un habit !
Alors ils parlèrent de la médiocrité
provinciale, des existences qu'elle étouffait, des illusions qui s'y
perdaient.
– Aussi, disait Rodolphe, je m'enfonce
dans une tristesse...
– Vous ! fit-elle avec étonnement.
Mais je vous croyais très gai ?
– Ah ! oui, d'apparence, parce
qu'au milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ;
et cependant que de fois, à la vue d'un cimetière, au clair de lune,
je me suis demandé si je ne ferais pas mieux d'aller rejoindre ceux
qui sont à dormir...
– Oh ! Et vos amis ? dit-elle.
Vous n'y pensez pas.
– Mes amis ? lesquels donc ?
en ai-je ? Qui s'inquiète de moi ?
Et il accompagna ces derniers mots
d'une sorte de sifflement entre ses lèvres. |
 |
|
Mais
ils furent obligés de s'écarter l'un de l'autre, à cause d'un grand
échafaudage de chaises qu'un homme portait derrière eux. Il en était
si surchargé, que l'on apercevait seulement la pointe de ses sabots,
avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C'était Lestiboudois,
le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l'église.
Plein d'imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait
découvert ce moyen de tirer parti des comices ; et son idée lui
réussissait, car il ne savait plus auquel, entendre. En effet, les villageois,
qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait
l'encens, et s'appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire
des cierges, avec une certaine vénération.
Madame Bovary reprit le bras de
Rodolphe ; il continua comme se parlant à lui-même :
– Oui ! tant de choses m'ont
manqué ! toujours seul ! Ah ! si j'avais eu un but dans
la vie, si j'eusse rencontré une affection, si j'avais trouvé quelqu'un...
Oh ! comme j'aurais dépensé toute l'énergie dont je suis capable,
j'aurais surmonté tout, brisé tout !
– Il me semble pourtant, dit Emma,
que vous n'êtes guère à plaindre.
– Ah ! vous trouvez ?
fit Rodolphe.
– Car enfin..., reprit-elle, vous
êtes libre.
Elle hésita :
– Riche.
– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.
Et elle jurait qu'elle ne se moquait
pas, quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa,
pêle-mêle, vers le village.
C'était une fausse alerte. M. le
préfet n'arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort
embarrassés, ne sachant s'il fallait commencer la séance ou bien attendre
encore.
Enfin, au fond de la Place, parut
un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait
à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n'eut que le temps
de crier : «Aux armes !» et le colonel de l'imiter. On courut
vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur
col. Mais l'équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les
deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent
au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la
garde nationale et les pompiers s'y déployaient, tambour battant, et
marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel.
Par file à gauche !
Et, après un port d'armes où le
cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre
qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse
un monsieur vêtu d'un habit court à broderie d'argent, chauve sur le
front, portant toupet à l'occiput, ayant le teint blafard et l'apparence
des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières
épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même
temps qu'il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée.
Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n'avait
pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ; puis il
ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l'autre
s'avoua confus ; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs
fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour,
le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule.
M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir,
réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc,
souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement
à la monarchie, et de l'honneur que l'on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l'auberge,
vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant
de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion
d’or, où beaucoup de paysans s'amassèrent à regarder la voiture.
Le tambour battit, l'obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent
s'asseoir sur l'estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu'avait
prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient.
Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la
couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s'échappaient de grands
cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée.
Tous les gilets étaient de velours, à châle ; toutes les montres
portaient au bout d'un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ;
et l'on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec
soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus
brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient
derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun
de la foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En
effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu'il avait déménagées
de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d'autres
dans l'église, et causait un tel encombrement par son commerce, que
l'on avait grand-peine à parvenir jusqu'au petit escalier de l'estrade.
– Moi, je trouve, dit M. Lheureux
(s'adressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place), que l'on
aurait dû planter là deux mâts vénitiens : avec quelque chose d'un
peu sévère et de riche comme nouveautés, c'eût été d'un fort joli coup
d'oeil.
– Certes, répondit Homais. Mais,
que voulez-vous ! c'est le maire qui a tout pris sous son bonnet.
Il n'a pas grand goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement
dénué de ce qui s'appelle le génie des arts.
Cependant Rodolphe, avec madame
Bovary, était monté au premier étage de la mairie, dans la salle
des délibérations, et, comme elle était vide, il avait déclaré que
l'on y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise. Il prit
trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque,
et, les ayant approchés de l'une des fenêtres, ils s'assirent l'un près
de l'autre.
Il y eut une agitation sur l'estrade,
de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se
leva. On savait maintenant qu'il s'appelait Lieuvain, et l'on se répétait
son nom de l'un à l'autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné
quelques feuilles et appliqué dessus son oeil pour y mieux voir, il
commença :
«Messieurs,
«Qu'il me soit permis d'abord (avant
de vous entretenir de l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce
sentiment, j'en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu'il me soit
permis, dis-je, de rendre justice à l'administration supérieure, au
gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé
à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est
indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage
le char de l'État parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant
d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le
commerce, l'agriculture et les beaux-arts.» |
 |
|
–
Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.
– Pourquoi ? dit Emma.
Mais, à ce moment, la voix du Conseiller
s'éleva d'un ton extraordinaire. Il déclamait :
«Le temps n'est plus, messieurs,
où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire,
le négociant, l'ouvrier lui-même, en s'endormant le soir d'un sommeil
paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des
tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement
les bases...»
– C'est qu'on pourrait, reprit Rodolphe,
m'apercevoir d'en bas ; puis j'en aurais pour quinze jours à donner
des excuses, et, avec ma mauvaise réputation...
– Oh ! vous vous calomniez,
dit Emma.
– Non, non, elle est exécrable,
je vous jure.
«Mais messieurs, poursuivait le
Conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je
reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie :
qu'y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ;
partout des voies nouvelles de communication, comme autant d'artères
nouvelles dans le corps de l'État, y établissent des rapports nouveaux ;
nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité ; la
religion, plus affermie, sourit à tous les coeurs ; nos ports sont
pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire !...»
– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être,
au point de vue du monde, a-t-on raison ?
– Comment cela ? fit-elle.
– Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous
pas qu'il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour
à tour le rêve et l'action, les passions les plus pures, les jouissances
les plus furieuses, et l'on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies,
de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple
un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :
– Nous n'avons pas même cette distraction,
nous autres pauvres femmes !
– Triste distraction, car on n'y
trouve pas le bonheur.
– Mais le trouve-t-on jamais ?
demanda-t-elle.
– Oui, il se rencontre un jour,
répondit-il.
«Et c'est là ce que vous avez compris,
disait le Conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ;
vous, pionniers pacifiques d'une oeuvre toute de civilisation !
vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je,
que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que
les désordres de l'atmosphère...»
– Il se rencontre un jour, répéta
Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des
horizons s'entrouvrent, c'est comme une voix qui crie : «Le voilà !»
Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre
vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s'explique
pas, on se devine. On s'est entrevu dans ses rêves. (Et il la regardait.)
Enfin, il est là, ce trésor que l'on a tant cherché, là, devant vous ;
il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n'ose y croire ;
on en reste ébloui, comme si l'on sortait des ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots, Rodolphe
ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage,
tel qu'un homme pris d'étourdissement ; puis il la laissa retomber
sur celle d'Emma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours :
«Et qui s'en étonnerait, messieurs ?
Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas
de le dire), assez plongé dans les préjugés d'un autre âge pour méconnaître
encore l'esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus
de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause
publique, plus d'intelligence en un mot ? Et je n'entends pas,
messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits
oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modérée, qui s'applique
par-dessus toute chose à poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi
au bien de chacun, à l'amélioration commune et au soutien des États,
fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs...»
– Ah ! encore, dit Rodolphe.
Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas
de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette
et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles :
«Le devoir ! le devoir !» Eh ! parbleu ! le devoir,
c'est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non
pas d'accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies
qu'elle nous impose.
– Cependant..., cependant..., objectait
madame Bovary.
– Eh non ! pourquoi déclamer
contre les passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu'il
y ait sur la terre, la source de l'héroïsme, de l'enthousiasme, de la
poésie, de la musique, des arts, de tout enfin ?
– Mais il faut bien, dit Emma, suivre
un peu l'opinion du monde et obéir à sa morale.
– Ah ! c'est qu'il y en a deux,
répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie
sans cesse et qui braille si fort, s'agite en bas, terre à terre, comme
ce rassemblement d'imbéciles que vous voyez. Mais l'autre, l'éternelle,
elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne
et le ciel bleu qui nous éclaire.
M. Lieuvain venait de s'essuyer
la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit :
«Et qu'aurais-je à faire, messieurs,
de vous démontrer ici l'utilité de l'agriculture ? Qui donc pourvoit
à nos besoins ? qui donc fournit à notre subsistance ? N'est-ce
pas l'agriculteur ? L'agriculteur, messieurs, qui, ensemençant
d'une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître
le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d'ingénieux appareils,
en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités,
est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment
pour le pauvre comme pour le riche. N'est-ce pas l'agriculteur encore
qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les
pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous
sans l'agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d'aller
si loin chercher des exemples ? Qui n'a souvent réfléchi à toute
l'importance que l'on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours,
qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair
succulente pour nos tables, et des oeufs ? Mais je n'en finirais
pas, s'il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits
que la terre bien cultivée, telle qu'une mère généreuse, prodigue à
ses enfants. Ici, c'est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers
à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et
le lin ; messieurs, n'oublions pas le lin ! qui a pris dans
ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j'appellerai
plus particulièrement votre attention.» |
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|
Il
n'avait pas besoin de l'appeler : car toutes les bouches de la
multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache,
à côté de lui, l'écoutait en écarquillant les yeux ; M.
Derozerays,
de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin,
le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main
contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres
membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en
signe d'approbation. Les pompiers, au bas de l'estrade, se reposaient
sur leurs baïonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en
dehors, avec la pointe du sabre en l'air. Il entendait peut-être, mais
il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui
lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur
Tuvache,
avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et qui
lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard
d'indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine,
et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression
de jouissance, d'accablement et de sommeil.
La Place jusqu'aux maisons était
comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres,
d'autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture
de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu'il
regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans
l'air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu'interrompait çà
et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout
à coup, partir derrière soi un long mugissement de boeuf, ou bien les
bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet,
les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et
elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue
quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.
Rodolphe s'était rapproché d'Emma,
et il disait d'une voix basse, en parlant vite :
– Est-ce que cette conjuration du
monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu'il ne condamne ?
Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés,
calomniés, et, s'il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé
pour qu'elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles
battront des ailes, elles s'appelleront. Oh ! n'importe, tôt ou
tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s'aimeront, parce
que la fatalité l'exige et qu'elles sont nées l'une pour l'autre.
Il se tenait les bras croisés sur
ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de
près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d'or
s'irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait
le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse
la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l'avait fait valser à la Vaubyessard,
et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille
et de citron ; et, machinalement, elle entre-ferma les paupières
pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu'elle fit en se cambrant
sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l'horizon, la vieille
diligence l'Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant
après soi un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune
que Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route
là-bas qu'il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face,
à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des nuages passèrent ;
il lui sembla qu'elle tournait encore dans la valse, sous le feu des
lustres, au bras du vicomte, et que Léon n'était pas loin, qui allait
venir... et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté
d'elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d'autrefois,
et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient
dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle
ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la
fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants,
elle s'essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s'éventait
la figure, tandis qu'à travers le battement de ses tempes elle entendait
la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases.
Il disait :
«Continuez ! persévérez !
n'écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs
d'un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l'amélioration
du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines,
ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des
arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au
vaincu et fraternisera avec lui, dans l'espoir d'un succès meilleur !
Et vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun
gouvernement jusqu'à ce jour n'avait pris en considération les pénibles
labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et
soyez convaincus que l'État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu'il
vous encourage, qu'il vous protège, qu'il fera droit à vos justes réclamations
et allégera, autant qu'il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices !»
M. Lieuvain se rassit alors ;
M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être,
ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se
recommandait par un caractère de style plus positif, c'est-à-dire par
des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées.
Ainsi, l'éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion
et l'agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de
l'une et de l'autre, et comment elles avaient concouru toujours à la
civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments,
magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l'orateur vous dépeignait
ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois.
Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé
des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n'y avait-il pas
dans cette découverte plus d'inconvénients que d'avantages ? M.
Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe
en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus
à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la
Chine inaugurant l'année par des semailles, le jeune homme expliquait
à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause
de quelque existence antérieure.
– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi
nous sommes-nous connus ? quel hasard l'a voulu ? C'est qu'à
travers l'éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour
se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l'un vers
l'autre.
Et il saisit sa main ; elle
ne la retira pas.
«Ensemble de bonnes cultures !»
cria le président.
– Tantôt, par exemple, quand je
suis venu chez vous...
«À M. Bizet, de Quincampoix.»
– Savais-je que je vous accompagnerais ?
«Soixante et dix francs !»
– Cent fois même j'ai voulu partir,
et je vous ai suivie, je suis resté.
«Fumiers.»
– Comme je resterais ce soir, demain,
les autres jours, toute ma vie !
«À M. Caron, d'Argueil, une médaille
d'or !»
– Car jamais je n'ai trouvé dans
la société de personne un charme aussi complet.
«À M. Bain, de Givry-Saint-Martin !»
– Aussi, moi, j'emporterai votre
souvenir.
«Pour un bélier mérinos...»
– Mais vous m'oublierez, j'aurai
passé comme une ombre.
«À M. Belot, de Notre-Dame...»
– Oh ! non, n'est-ce pas, je
serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie ?
«Race porcine, prix ex aequo :
à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs !» |
 |
|
Rodolphe
lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme
une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit
qu'elle essayât de la dégager ou bien qu'elle répondît à cette pression,
elle fit un mouvement des doigts ; il s'écria :
– Oh ! merci ! Vous ne
me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! vous comprenez que je
suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !
Un coup de vent qui arriva par les
fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la Place, en bas, tous
les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de
papillons blancs qui s'agitent.
«Emploi de tourteaux de graines
oléagineuses», continua le président.
Il se hâtait :
«Engrais flamand, – culture du lin,
– drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques.»
Rodolphe ne parlait plus. Ils se
regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches ;
et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent.
«Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux,
de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans
la même ferme, une médaille d'argent – du prix de vingt-cinq francs !»
«Où est-elle, Catherine Leroux ?»
répéta le Conseiller.
Elle ne se présentait pas, et l'on
entendait des voix qui chuchotaient :
– Vas-y !
– Non.
– À gauche !
– N'aie pas peur !
– Ah ! qu'elle est bête !
– Enfin y est-elle ? s'écria
Tuvache.
– Oui !... la voilà !
– Qu'elle approche donc !
Alors on vit s'avancer sur l'estrade
une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se
ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses
galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son
visage maigre, entouré d'un béguin sans bordure, était plus plissé de
rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole
rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière
des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient
si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles
fussent rincées d'eau claire ; et, à force d'avoir servi, elles
restaient entrouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble
témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité
monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri
n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle
avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois
qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse ; et,
intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les
messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du Conseiller, elle
demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir,
ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient.
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.
– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Élisabeth
Leroux ! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président
la liste des lauréats.
Et tour à tour examinant la feuille
de papier, puis la vieille femme, il répétait d'un ton paternel :
– Approchez, approchez !
– Êtes-vous sourde ? dit Tuvache,
en bondissant sur son fauteuil.
Et il se mit à lui crier dans l'oreille :
– Cinquante-quatre ans de service !
Une médaille d'argent ! Vingt-cinq francs ! C'est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille,
elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa
figure, et on l'entendit qui marmottait en s'en allant :
– Je la donnerai au curé de chez
nous, pour qu'il me dise des messes.
– Quel fanatisme ! exclama
le pharmacien, en se penchant vers le notaire.
La séance était finie ; la
foule se dispersa ; et, maintenant que les discours étaient lus,
chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les
maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux,
triomphateurs indolents qui s'en retournaient à l'étable, une couronne
verte entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient
montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à
leurs baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier
de bouteilles. Madame Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit
chez elle ; ils se séparèrent devant sa porte ; puis il se
promena seul dans la prairie, tout en attendant l'heure du banquet.
Le festin fut long, bruyant, mal
servi ; l'on était si tassé, que l'on avait peine à remuer les
coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se
rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun
s'en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ;
et une vapeur blanchâtre, comme la buée d'un fleuve par un matin d'automne,
flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe,
le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma,
qu'il n'entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques
empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur
répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s'établissait
dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à
ce qu'elle avait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme
en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis
de sa robe descendaient le long des murs, et des journées d'amour se
déroulaient à l'infini dans les perspectives de l'avenir.
Il la revit le soir, pendant le
feu d'artifice ; mais elle était avec son mari, madame Homais et
le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées
perdues ; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour aller
faire à Binet des recommandations. |
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Les
pièces pyrotechniques envoyées à l'adresse du sieur Tuvache avaient,
par excès de précaution, été enfermées dans sa cave ; aussi la
poudre humide ne s'enflammait guère, et le morceau principal, qui
devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De
temps à autre, il portait une pauvre chandelle romaine ; alors
la foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes
à qui l'on chatouillait la taille pendant l'obscurité. Emma, silencieuse,
se blottissait doucement contre l'épaule de Charles ; puis, le
menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusées.
Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient.
Ils s'éteignirent peu à peu. Les
étoiles s'allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber.
Elle noua son fichu sur sa tête nue.
À ce moment, le fiacre du Conseiller
sortit de l'auberge. Son cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à
coup ; et l'on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre
les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite
et de gauche selon le tangage des soupentes.
– En vérité, dit l'apothicaire,
on devrait bien sévir contre l'ivresse ! Je voudrais que l'on
inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur un tableau
ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient
intoxiqués avec des alcools. D'ailleurs, sous le rapport de la statistique,
on aurait là comme des annales patentes qu'on irait au besoin... Mais
excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison.
Il allait revoir son tour.
– Peut-être ne feriez-vous pas
mal, lui dit Homais, d'envoyer un de vos hommes ou d'aller vous-même...
– Laissez-moi donc tranquille,
répondit le percepteur, puisqu'il n'y a rien !
– Rassurez-vous, dit l'apothicaire,
quand il fut revenu près de ses amis. M. Binet m'a certifié que les
mesures étaient prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes
sont pleines. Allons dormir.
– Ma foi ! j'en ai
besoin, fit madame Homais, qui bâillait considérablement ; mais,
n'importe, nous avons eu pour notre fête une bien belle journée.
Rodolphe répéta d'une voix basse
et avec un regard tendre :
– Oh ! oui, bien belle !
Et, s'étant salués, on se tourna
le dos.
Deux jours après, dans le
Fanal de Rouen, il y avait un grand article sur les comices.
Homais l'avait composé, de verve, dès le lendemain :
«Pourquoi ces festons, ces fleurs,
ces guirlandes ? Où courait cette foule, comme les flots d'une
mer en furie, sous les torrents d'un soleil tropical qui répandait
sa chaleur sur nos guérets ?»
Ensuite, il parlait de la condition
des paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez !
«Du courage ! lui criait-il ; mille réformes sont indispensables,
accomplissons-les.» Puis, abordant l'entrée du Conseiller, il n'oubliait
point «l'air martial de notre milice», ni «nos plus sémillantes villageoises»,
ni «les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient
là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient
encore battre leurs coeurs au son mâle des tambours.» Il se citait
des premiers parmi les membres du jury, et même il rappelait, dans
une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un mémoire sur le
cidre à la Société d'agriculture. Quand il arrivait à la distribution
des récompenses, il dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques.
«Le père embrassait son fils, le frère le frère, l'époux l'épouse.
Plus d'un montrait avec orgueil son humble médaille, et sans doute,
revenu chez lui, près de sa bonne ménagère, il l'aura suspendue en
pleurant aux murs discrets de sa chaumine.
«Vers six heures, un banquet,
dressé dans l'herbage de M. Liégeard, a réuni les principaux assistants
de la fête. La plus grande cordialité n'a cessé d'y régner. Divers
toasts ont été portés : M. Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache,
au préfet ! M. Derozerays, à l'agriculture ! M. Homais,
à l'industrie et aux beaux-arts, ces deux soeurs ! M. Leplichey,
aux améliorations ! Le soir, un brillant feu d'artifice a tout
à coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un
vrai décor d'Opéra, et un moment notre petite localité a pu se croire
transportée au milieu d'un rêve des Mille et une Nuits.
«Constatons qu'aucun événement
fâcheux n'est venu troubler cette réunion de famille.»
Et il ajoutait :
«On y a seulement remarqué l'absence du clergé. Sans
doute les sacristies entendent le progrès d'une autre manière. Libre
à vous, messieurs de Loyola !»
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