Deuxième partie (fin)

IX - X - XI - XII - XIII - XIV - XV

 

     

IX

      Six semaines s'écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut.
      Il s'était dit, le lendemain des comices :
      – N'y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.
      Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il avait songé qu'il était trop tard, puis il fit ce raisonnement :
      – Mais, si du premier jour elle m'a aimé, elle doit, par l'impatience de me revoir, m'aimer davantage. Continuons donc !
      Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.

      Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier.
      Rodolphe resta debout ; et à peine si Emma répondit à ses premières phrases de politesse.
      – Moi, dit-il, j'ai eu des affaires. J'ai été malade.
      – Gravement ? s'écria-t-elle.
      – Eh bien, fit Rodolphe en s'asseyant à ses côtés sur un tabouret, non !... C'est que je n'ai pas voulu revenir.
      – Pourquoi ?
      – Vous ne devinez pas ?
      Il la regarda encore une fois, mais d'une façon si violente qu'elle baissa la tête en rougissant. Il reprit :
      – Emma...
      – Monsieur ! fit-elle en s'écartant un peu.
      – Ah ! vous voyez bien, répliqua-t-il d'une voix mélancolique, que j'avais raison de vouloir ne pas revenir ; car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui m'est échappé, vous me l'interdisez ! Madame Bovary !... Eh ! tout le monde vous appelle comme cela !... Ce n'est pas votre nom, d'ailleurs ; c'est le nom d'un autre !
      Il répéta :
      – D'un autre !
      Et il se cacha la figure entre les mains.
      – Oui, je pense à vous continuellement !... Votre souvenir me désespère ! Ah ! pardon !... Je vous quitte... Adieu !... J'irai loin..., si loin, que vous n'entendrez plus parler de moi !... Et cependant..., aujourd'hui..., je ne sais quelle force encore m'a poussé vers vous ! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges ! on se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable !
      C'était la première fois qu'Emma s'entendait dire ces choses ; et son orgueil, comme quelqu'un qui se délasse dans une étuve, s'étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.

      – Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n'ai pu vous voir, ah ! du moins j'ai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, j'arrivais jusqu'ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans l'ombre. Ah ! vous ne saviez guère qu'il y avait là, si près et si loin, un pauvre misérable...
      Elle se tourna vers lui avec un sanglot.
      – Oh ! vous êtes bon ! dit-elle.
      – Non, je vous aime, voilà tout ! Vous n'en doutez pas ! Dites-le-moi ; un mot ! un seul mot !
      Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu'à terre ; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il s'en aperçut, n'était pas fermée.
      – Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie !
      C'était de visiter sa maison ; il désirait la connaître ; et, madame Bovary n'y voyant point d'inconvénient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra.
      – Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.
     Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités, et l'autre en profita pour se remettre un peu.
      – Madame m'entretenait, fit-il donc, de sa santé...
      Charles l'interrompit : il avait mille inquiétudes, en effet ; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si l'exercice du cheval ne serait pas bon.
      – Certes ! excellent, parfait !... Voilà une idée ! Tu devrais la suivre.

             Et, comme elle objectait qu'elle n'avait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un ; elle refusa ses offres ; il n'insista pas ; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, l'homme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements.
      – J'y passerai, dit Bovary.
      – Non, non, je vous l'enverrai ; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous.
      – Ah ! fort bien. Je vous remercie.
      Et, dès qu'ils furent seuls :
      – Pourquoi n'acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses ?
      Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara finalement que cela peut-être semblerait drôle.
      – Ah ! je m'en moque pas mal ! dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout ! Tu as tort !
      – Eh ! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je n'ai pas d'amazone ?
      – Il faut t'en commander une ! répondit-il.
      L'amazone la décida.
      Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et qu'ils comptaient sur sa complaisance.
      Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître. L'un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.
      Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n'en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu'il apparut sur le palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était prête, elle l'attendait.
      Justin s'échappa de la pharmacie pour la voir, et l'apothicaire aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations :

      – Un malheur arrive si vite ! Prenez garde ! Vos chevaux peut-être sont fougueux !
      Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête : c'était Félicité qui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. L'enfant envoya de loin un baiser ; sa mère lui répondit d'un signe avec le pommeau de sa cravache.
      – Bonne promenade ! cria M. Homais. De la prudence, surtout ! de la prudence !
      Et il agita son journal en les regardant s'éloigner.
      Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d'elle. Par moments ils échangeaient une parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle s'abandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.
      Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes ; ils partirent ensemble, d'un seul bond ; puis, en haut, tout à coup, les chevaux s'arrêtèrent, et son grand voile bleu retomba.
      On était aux premiers jours d'octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs s'allongeaient à l'horizon, entre le contour des collines ; et d'autres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d'Yonville, avec les jardins au bord de l'eau, les cours, les murs, et le clocher de l'église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s'évaporant à l'air. Les massifs d'arbres, de place en place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent remuait.
      À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune circulait dans l'atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas ; et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombées.

      Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se détournait de temps à autre afin d'éviter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont la succession continue l'étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait.
      Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.
      – Dieu nous protège ! dit Rodolphe.
      – Vous croyez ? fit-elle.
      – Avançons ! avançons ! reprit-il.
      Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.
            De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l'étrier d'Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. D'autres fois, pour écarter les branches, il passait près d'elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs ; et des nappes de violettes s'alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d'ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui s'envolaient dans les chênes.
      Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières.
      Mais sa robe trop longue l'embarrassait, bien qu'elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.
      Elle s'arrêta.
      – Je suis fatiguée, dit-elle.
      – Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage !
      Puis, cent pas plus loin, elle s'arrêta de nouveau ; et, à travers son voile, qui de son chapeau d'homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d'azur.

      – Où allons-nous donc ?
      Il ne répondit rien. Elle respirait d'une façon saccadée. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.
      Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l'on avait abattu des baliveaux. Ils s'assirent sur un tronc d'arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour.
      Il ne l'effraya point d'abord par des compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique.
      Emma l'écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre.
      Mais, à cette phrase :
      – Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.
      – Eh non ! répondit-elle. Vous le savez bien. C'est impossible.
      Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s'arrêta. Puis, l'ayant considéré quelques minutes d'un oeil amoureux et tout humide, elle dit vivement :
      – Ah ! tenez, n'en parlons plus... Où sont les chevaux ? Retournons.
      Il eut un geste de colère et d'ennui. Elle répéta :
      – Où sont les chevaux ? où sont les chevaux ?
      Alors, souriant d'un sourire étrange et la prunelle fixe, les dents serrées, il s'avança en écartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait :
      – Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons.
      – Puisqu'il le faut, reprit-il en changeant de visage.
      Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils s'en retournèrent. Il disait :
      – Qu'aviez-vous donc ? Pourquoi ? Je n'ai pas compris ! Vous vous méprenez, sans doute ? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j'ai besoin de vous pour vivre ! J'ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma soeur, mon ange !
      Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.
      Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.

      – Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez !
      Il l'entraîna plus loin, autour d'un petit étang, où des lentilles d'eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l'herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
      – J'ai tort, j'ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.
      – Pourquoi ?... Emma ! Emma !
      – Oh ! Rodolphe !... fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.
      Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna.
      Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d'elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son coeur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l'écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.
      Ils s'en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes buissons, les mêmes cailloux dans l'herbe. Rien autour d'eux n'avait changé ; et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser.
      Elle était charmante, à cheval ! Droite, avec sa taille mince, le genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur du soir.
      En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la regardait des fenêtres.
      Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine ; mais elle eut l'air de ne pas l'entendre lorsqu'il s'informa de sa promenade ; et elle restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui brûlaient.
      – Emma ! dit-il.
      – Quoi ?
      – Eh bien, j'ai passé cette après-midi chez M. Alexandre ; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée seulement, et qu'on aurait, je suis sûr, pour une centaine d'écus...
      Il ajouta :
      – Pensant même que cela te serait agréable, je l'ai retenue..., je l'ai achetée... Ai-je bien fait ? Dis-moi donc.
      Elle remua la tête en signe d'assentiment ; puis, un quart d'heure après :
      – Sors-tu ce soir ? demanda-t-elle.
      – Oui. Pourquoi ?
      – Oh ! rien, rien, mon ami.
      Et, dès qu'elle fut débarrassée de Charles, elle monta s'enfermer dans sa chambre.
      D'abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l'étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.
      Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.
      Elle se répétait : «J'ai un amant ! un amant !» se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.

      Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N'avait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l'amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.
      La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe l'interrompait par ses baisers ; et elle lui demandait, en le contemplant les paupières à demi closes, de l'appeler encore par son nom et de répéter qu'il l'aimait. C'était dans la forêt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de paille et le toit descendait si bas, qu'il fallait se tenir courbé. Ils étaient assis l'un contre l'autre, sur un lit de feuilles sèches.
      À partir de ce jour-là, ils s'écrivirent régulièrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l'y chercher et en plaçait une autre, qu'elle accusait toujours d'être trop courte.
      Un matin, que Charles était sorti dès avant l'aube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe à l'instant. On pouvait arriver promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière elle.
      Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes à queue-d'aronde se découpaient en noir sur le crépuscule pâle.

      Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche, se fussent écartés d'eux-mêmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche d'une porte, et tout à coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. C'était Rodolphe. Elle poussa un cri.
      – Te voilà ! te voilà ! répétait-il. Comment as-tu fait pour venir ?... Ah ! ta robe est mouillée !
      – Je t'aime ! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou.
      Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma s'habillait vite et descendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord de l'eau.
      Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre les murs qui longeaient la rivière ; la berge était glissante ; elle s'accrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers des champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, s'agitait au vent dans les herbages ; elle avait peur des boeufs, elle se mettait à courir ; elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air. Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. C'était comme une matinée de printemps qui entrait dans sa chambre.
      Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, l'attirait à lui et il la prenait sur son coeur.
      Ensuite, elle examinait l'appartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le tuyau d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, près d'une carafe d'eau.
      Il leur fallait un bon quart d'heure pour les adieux. Alors Emma pleurait ; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort qu'elle la poussait vers lui,
si bien qu'un jour, la voyant survenir à l'improviste, il fronça le visage comme quelqu'un de contrarié.
      – Qu'as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi !
      Enfin il déclara, d'un air sérieux, que ses visites devenaient imprudentes et qu'elle se compromettait.

 

 

     

 X

      Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour l'avait enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais, à présent qu'il était indispensable à sa vie, elle craignait d'en perdre quelque chose, ou même qu'il ne fût troublé. Quand elle s'en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui passait à l'horizon et chaque lucarne du village d'où l'on pouvait l'apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues ; et elle s'arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête.
      Un matin, qu'elle s'en retournait ainsi, elle crut distinguer tout à coup le long canon d'une carabine qui semblait la tenir en joue. Il dépassait obliquement le bord d'un petit tonneau, à demi enfoui entre les herbes, sur la marge d'un fossé. Emma, prête à défaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait des guêtres bouclées jusqu'aux genoux, sa casquette enfoncée jusqu'aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C'était le capitaine Binet, à l'affût des canards sauvages.
      – Vous auriez dû parler de loin ! s'écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir.
      Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu'il venait d'avoir ; car, un arrêté préfectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement qu'en bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir,
et, tout seul dans son tonneau, il s'applaudissait de son bonheur et de sa malice.
      À la vue d'Emma, il parut soulagé d'un grand poids, et aussitôt, entamant la conversation :
      – Il ne fait pas chaud, ça pique !
      Emma ne répondit rien. Il poursuivit :
      – Et vous voilà sortie de bien bonne heure ?
      – Oui, dit-elle en balbutiant ; je viens de chez la nourrice où est mon enfant.
      – Ah ! fort bien ! fort bien ! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour je suis là ; mais le temps est si crassineux, qu'à moins d'avoir la plume juste au bout...
      – Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons.
      – Serviteur, madame, reprit-il d'un ton sec.
      Et il rentra dans son tonneau.
      Emma se repentit d'avoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables. L'histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents. D'ailleurs, personne n'habitait aux environs ; ce chemin ne conduisait qu'à la Huchette ; Binet donc avait deviné d'où elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c'était certain ! Elle resta jusqu'au soir à se torturer l'esprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile à carnassière.
      Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien ; et la première personne qu'elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur ! Il était debout devant le comptoir, éclairé par la lumière du bocal rouge, et il disait :
      – Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol.

      – Justin, cria l'apothicaire, apporte-nous l'acide sulfurique.
      Puis, à Emma, qui voulait monter dans l'appartement de madame Homais :
      – Non, restez, ce n'est pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poêle en attendant... Excusez-moi... Bonjour, docteur (car le pharmacien se plaisait beaucoup à prononcer ce mot docteur, comme si en l'adressant à un autre, il eût fait rejaillir sur lui-même quelque chose de la pompe qu'il y trouvait)... Mais prends garde de renverser les mortiers ! va plutôt chercher les chaises de la petite salle ; tu sais bien qu'on ne dérange pas les fauteuils du salon.
      Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d'acide de sucre.
      – Acide de sucre ? fit le pharmacien dédaigneusement. Je ne connais pas, j'ignore ! Vous voulez peut-être de l'acide oxalique ? C'est oxalique, n'est-il pas vrai ?
      Binet expliqua qu'il avait besoin d'un mordant pour composer lui-même une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire :
      – En effet, le temps n'est pas propice, à cause de l'humidité.
      – Cependant, reprit le percepteur d'un air finaud, il y a des personnes qui s'en arrangent.
      Elle étouffait.
      – Donnez-moi encore...
      – Il ne s'en ira donc jamais ! pensait-elle.
      – Une demi-once d'arcanson et de térébenthine, quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s'il vous plaît,
pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement.

      L'apothicaire commençait à tailler de la cire, quand madame Homais parut avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle alla s'asseoir sur le banc de velours contre la fenêtre, et le gamin s'accroupit sur un tabouret, tandis que sa soeur aînée rôdait autour de la boîte à jujube, près de son petit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des étiquettes, il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui ; et l'on entendait seulement de temps à autre tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève.
      – Comment va votre jeune personne ? demanda tout à coup madame Homais.
      – Silence ! exclama son mari, qui écrivait des chiffres sur le cahier de brouillons.
      – Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée ? reprit-elle à demi-voix.
      – Chut ! chut ! fit Emma en désignant du doigt l'apothicaire.
      Mais Binet, tout entier à la lecture de l'addition, n'avait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée, poussa un grand soupir.
      – Comme vous respirez fort ! dit madame Homais.
      – Ah ! c'est qu'il fait un peu chaud, répondit-elle.
           Ils avisèrent donc, le lendemain, à organiser leurs rendez-vous ; Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau ; mais il eût mieux valu découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit d'en chercher une.
      Pendant tout l'hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la clef de la barrière, que Charles crut perdue.
      Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait d'impatience ; si ses yeux l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit ; puis, elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l'appelait pour se coucher.
      – Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.
      – Oui, j'y vais ! répondait-elle.
      Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait vers le mur et s'endormait. Elle s'échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.
      Rodolphe avait un grand manteau ; il l'en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du jardin.
      C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs d'été. Elle ne pensait guère à lui maintenant.
      Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et, de temps à autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs d'ombre, çà et là, se bombaient dans l'obscurité, et parfois, frissonnant tous d'un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme d'immenses vagues noires qui se fussent avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage ; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts ; leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands,
et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y répercutaient en vibrations multipliées.
      Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s'allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l'écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu'elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s'installait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l'appartement enfin, excitait sa gaieté ; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l'occasion, comme cette fois où elle crut entendre dans l'allée un bruit de pas qui s'approchaient.
      – On vient ! dit-elle.
      Il souffla la lumière.
      – As-tu tes pistolets ?
      – Pourquoi ?
      – Mais... pour te défendre, reprit Emma.
      – Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon !
      Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : «Je l'écraserais d'une chiquenaude.»
      Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu'elle y sentît une sorte d'indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.
      Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il n'avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n'étant pas ce qui s'appelle dévoré de jalousie ; – et, à ce propos, Emma lui avait fait un grand serment qu'il ne trouvait pas non plus du meilleur goût.
      D'ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures, on s'était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d'alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature ; puis elle l'entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphe l'avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l'en consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune :
      – Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre amour.
      Mais elle était si jolie ! il en avait possédé si peu d'une candeur pareille ! Cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité. L'exaltation d'Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait, lui semblait au fond du coeur charmante, puisqu'elle s'adressait à sa personne. Alors, sûr d'être aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses façons changèrent.
      Il n'avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle ; si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l'eau d'un fleuve qui s'absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n'y voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.

      Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. L'humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n'était pas de l'attachement, c'était comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur.
      Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant réussi à conduire l'adultère selon sa fantaisie ; et, au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, l'un vis-à-vis de l'autre, comme deux mariés qui entretiennent tranquillement une flamme domestique.
      C'était l'époque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes :
      «Mes chers enfants,
      « J'espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plus mollet, si j'ose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots ; et renvoyez-moi la bourriche, s'il vous plaît, avec les deux anciennes. J'ai eu un malheur à ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu'il ventait fort, s'est envolée dans les arbres. La récolte non plus n'a pas été trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j'irai vous voir. Ça m'est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma !»
      Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.
      « Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j'ai attrapé l'autre jour à la foire d'Yvetot, où j'étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre
avec tous ces brigands-là ! Du reste, c'était aussi un malhonnête.
      « J'ai appris d'un colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, s'est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m'étonne pas, et il m'a montré sa dent ; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s'il t'avait vue, il m'a dit que non, mais qu'il avait vu dans l'écurie deux animaux, d'où je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable.
      « Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite-fille Berthe Bovary. J'ai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d'avoine, et je ne veux pas qu'on y touche, si ce n'est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l'armoire, à son intention, quand elle viendra.
      « Adieu, mes chers enfants. Je t'embrasse, ma fille ; vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues.
      « Je suis, avec bien des compliments,
      « Votre tendre père,
      « Théodore ROUAULT.»
      Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d'orthographe s'y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie d'épines. On avait séché l'écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l'âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu'elle n'était plus auprès de lui, sur l'escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout d'un bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient !... Elle se rappela
des soirs d'été tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient... Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux comme des balles d'or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là ! quelle liberté ! quel espoir ! quelle abondance d'illusions ! Il n'en restait plus maintenant ! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans l'amour ; – les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route.
      Mais qui donc la rendait si malheureuse ? où était la catastrophe extraordinaire qui l'avait bouleversée ? Et elle releva la tête, regardant autour d'elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir.
      Un rayon d'avril chatoyait sur les porcelaines de l'étagère ; le feu brûlait ; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis ; le jour était blanc, l'atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de rire.
      En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de l'herbe qu'on fanait. Elle était couchée à plat ventre, au haut d'une meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait à côté, et, chaque fois qu'il s'approchait, elle se penchait en battant l'air de ses deux bras.
      – Amenez-la-moi ! dit sa mère se précipitant pour l'embrasser. Comme je t'aime, ma pauvre enfant ! comme je t'aime !
      Puis, s'apercevant qu'elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l'eau chaude, et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers,
fit mille questions sur sa santé, comme au retour d'un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse.
      Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d'habitude.
      – Cela se passera, jugea-t-il, c'est un caprice.
      Et il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.
      – Ah ! tu perds ton temps, ma mignonne...
      Et il eut l'air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir qu'elle tirait.
      C'est alors qu'Emma se repentit !
      Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et s'il n'eût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n'offrait pas grande prise à ces retours du sentiment, si bien qu'elle demeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice, lorsque l'apothicaire vint à propos lui fournir une occasion.

 

 

     

XI

      Il avait lu dernièrement l'éloge d'une nouvelle méthode pour la cure des pieds bots ; et comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie.
      – Car, disait-il à Emma, que risque-t-on ? Examinez (et il énumérait, sur ses doigts, les avantages de la tentative) ; succès presque certain, soulagement et embellissement du malade, célébrité vite acquise à l'opérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’or ? Notez qu'il ne manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix et regardait autour de lui) qui donc m'empêcherait d'envoyer au journal une petite note là-dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circule..., on en parle..., cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ? qui sait ?
      En effet, Bovary pouvait réussir ; rien n'affirmait à Emma qu'il ne fût pas habile, et quelle satisfaction pour elle que de l'avoir engagé à une démarche d'où sa réputation et sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne demandait qu'à s'appuyer sur quelque chose de plus solide que l'amour.
      Charles, sollicité par l'apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il s'enfonçait dans cette lecture.
      Tandis qu'il étudiait les équins, les varus et les valgus, c'est-à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement en haut),
M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon d'auberge à se faire opérer.
      – À peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur ; c'est une simple piqûre comme une petite saignée, moins que l'extirpation de certains cors.
      Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.
      – Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas ! c'est pour toi ! par humanité pure ! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes, doit te nuire considérablement dans l'exercice de ton métier.
      Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu'il s'en trouverait mieux pour plaire aux femmes ; et le valet d'écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il l'attaquait par la vanité :
      – N'es-tu pas un homme, saprelotte ? Que serait-ce donc, s'il t'avait fallu servir, aller combattre sous les drapeaux ?... Ah ! Hippolyte !
      Et Homais s'éloignait, déclarant qu'il ne comprenait pas cet entêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science.

      Le malheureux céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des affaires d'autrui, madame Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusqu'au maire, M. Tuvache, tout le monde l'engagea, le sermonna, lui faisait honte ; mais ce qui acheva de le décider, c'est que ça ne lui coûterait rien. Bovary se chargeait même de fournir la machine pour l'opération. Emma avait eu l'idée de cette générosité ; et Charles y consentit, se disant au fond du coeur que sa femme était un ange.
      Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.
      Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître d'abord quelle espèce de pied-bot il avait.
      Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l'empêchait pas d'être tourné en dedans, de sorte que c'était un équin mêlé d'un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d'équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d'un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu'à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l'autre. À force d'avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d'énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s'écorait dessus, préférablement.

      Or, puisque c'était un équin, il fallait couper le tendon d'Achille, quitte à s'en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus ; car le médecin n'osait d'un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d'attaquer quelque région importante qu'il ne connaissait pas.

      Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d'intervalle, la ligature immédiate d'une artère ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d'encéphale ; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, n'avaient certes le coeur si palpitant, la main si frémissante, l'intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d'Hippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu'il y avait de bandes chez l'apothicaire. C'était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s'illusionner lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l'opération était finie. Hippolyte n'en revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.
      – Allons, calme-toi, disait l'apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur !
      Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui s'imaginaient qu'Hippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, s'en retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, l'attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou ; ils se mirent à table ; il mangea beaucoup, et même il voulut, au dessert, prendre une tasse de café, débauche qu'il ne se permettait que le dimanche lorsqu'il y avait du monde.
      La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves en commun.
Ils parlèrent de leur fortune future, d'améliorations à introduire dans leur ménage ; il voyait sa considération s'étendant, son bien-être s'augmentant, sa femme l'aimant toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d'éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L'idée de Rodolphe, un moment, lui passa par la tête ; mais ses yeux se reportèrent sur Charles : elle remarqua même avec surprise qu'il n'avait point les dents vilaines.
      Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier fraîche écrite. C'était la réclame qu'il destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait à lire.
      – Lisez vous-même, dit Bovary.
      Il lut :
      – «Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l'Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C'est ainsi que, mardi, notre petite cité d'Yonville s'est vue le théâtre d'une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués...»
      – Ah ! c'est trop ! c'est trop ! disait Charles, que l'émotion suffoquait.
      – Mais non, pas du tout ! comment donc !... «A opéré d'un pied bot...» Je n'ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal..., tout le monde peut-être ne comprendrait pas ; il faut que les masses...
      – En effet, dit Bovary. Continuez.
      – Je reprends, dit le pharmacien. «M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d'un pied-bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d'écurie depuis vingt-cinq ans à l'hôtel du Lion d’or, tenu par madame veuve Lefrançois, sur la place d'Armes.
La nouveauté de la tentative et l'intérêt qui s'attachait au sujet avaient attiré un tel concours de population, qu'il y avait véritablement encombrement au seuil de l'établissement. L'opération, du reste, s'est pratiquée comme par enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de l'art. Le malade, chose étrange (nous l'affirmons de visu) n'accusa point de douleur. Son état, jusqu'à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera courte ; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu d'un choeur de joyeux drilles, et ainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison ? Honneur donc aux savants généreux ! honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles à l'amélioration ou bien au soulagement de leur espèce ! Honneur ! trois fois honneur ! N'est-ce pas le cas de s'écrier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront ! Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science maintenant l'accomplit pour tous les hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable.»
           Ce qui n'empêcha pas que, cinq jours après, la mère Lefrançois n'arrivât tout effarée en s'écriant :
      – Au secours ! il se meurt !... J'en perds la tête !
      Charles se précipita vers le Lion d’or, et le pharmacien qui l'aperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-même, haletant, rouge, inquiet, et demandant à tous ceux qui montaient l'escalier :
      – Qu'a donc notre intéressant stréphopode ?

      Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer.
      Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on retira donc la boîte, et l'on vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était couverte d'ecchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s'était plaint d'en souffrir ; on n'y avait pris garde ; il fallut reconnaître qu'il n'avait pas eu tort complètement ; et on le laissa libre quelques heures. Mais à peine l'oedème eut-il un peu disparu, que les deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l'appareil, et en l'y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours après, Hippolyte n'y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois la mécanique, tout en s'étonnant beaucoup du résultat qu'ils aperçurent. Une tuméfaction livide s'étendait sur la jambe, et avec des phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à s'ennuyer, et la mère Lefrançois l'installa dans la petite salle, près de la cuisine, pour qu'il eût au moins quelque distraction.
      Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec amertume d'un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard.
      Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur sur le sale oreiller où s'abattaient les mouches. Madame Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait, l'encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient.

      – Comment vas-tu ? disaient-ils en lui frappant sur l'épaule. Ah ! tu n'es pas fier, à ce qu'il paraît ! mais c'est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela.
      Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous été guéris par d'autres remèdes que les siens ; puis, en manière de consolation, ils ajoutaient :
      – C'est que tu t'écoutes trop ! lève-toi donc ! tu te dorlotes comme un roi ! Ah ! n'importe, vieux farceur ! tu ne sens pas bon !
      La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était malade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins d'épouvante et balbutiait en sanglotant :
      – Quand est-ce que je serai guéri ?... Ah ! sauvez-moi !... Que je suis malheureux ! que je suis malheureux !
      Et le médecin s'en allait, toujours en lui recommandant la diète.
      – Ne l'écoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois ; ils t'ont déjà bien assez martyrisé ? tu vas t'affaiblir encore. Tiens, avale !
      Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d'eau-de-vie, qu'il n'avait pas le courage de porter à ses lèvres.
      L'abbé Bournisien, apprenant qu'il empirait, fit demander à le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant qu'il fallait s'en réjouir, puisque c'était la volonté du Seigneur, et profiter vite de l'occasion pour se réconcilier avec le ciel.
      – Car, disait l'ecclésiastique d'un ton paterne, tu négligeais un peu tes devoirs ; on te voyait rarement à l'office divin ; combien y a-t-il d'années que tu ne t'es approché de la sainte table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t'écarter du soin de ton salut. Mais à présent, c'est l'heure d'y réfléchir. Ne désespère pas cependant ; j'ai connu de grands coupables
qui, près de comparaître devant Dieu (tu n'en es point encore là, je le sais bien), avaient implorés sa miséricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples ! Ainsi, par précaution, qui donc t'empêcherait de réciter matin et soir un «Je vous salue, Marie, pleine de grâce», et un «Notre Père, qui êtes aux cieux» ? Oui fais cela ! pour moi, pour m'obliger. Qu'est-ce que ça coûte ?... Me le promets-tu ?
      Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Il causait avec l'aubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours qu'Hippolyte ne comprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable.
      Son zèle parut réussir ; car bientôt le stréphopode témoigna l'envie d'aller en pèlerinage à Bon-Secours, s'il se guérissait : à quoi M. Bournisien répondit qu'il ne voyait pas d'inconvénient ; deux précautions valaient mieux qu'une. On ne risquait rien.
      
L'apothicaire s'indigna contre ce qu'il appelait les manoeuvres du prêtre ; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence d'Hippolyte, et il répétait à madame Lefrançois :
      – Laissez-le ! laissez-le ! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme !
      Mais la bonne femme ne voulait plus l'entendre. Il était la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis.
      Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et l'invincible pourriture allait montant toujours des extrémités vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient davantage,
et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité.
      Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d'une bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement lorsqu'il découvrit cette jambe gangrenée jusqu'au genou. Puis, ayant déclaré net qu'il la fallait amputer, il s'en alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie :
      – Ce sont là des inventions de Paris ! Voilà les idées de ces messieurs de la Capitale ! c'est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre ! Mais on veut faire le malin, et l'on vous fourre des remèdes sans s'inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis coeurs ; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n'imaginerions pas d'opérer quelqu'un qui se porte à merveille ! Redresser des pieds-bots ! est-ce qu'on peut redresser les pieds-bots ? c'est comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu !
      Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu'à Yonville ; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de son négoce.

      Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet ! Tous les habitants, ce jour-là, s'étaient levés de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme s'il se fût agi d'une exécution capitale. On discutait chez l'épicier sur la maladie d'Hippolyte ; les boutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par l'impatience où elle était de voir venir l'opérateur.
      Il arriva dans son cabriolet, qu'il conduisait lui-même. Mais, le ressort du côté droit s'étant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l'on apercevait sur l'autre coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.
      Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion d’or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval, puis il alla dans l'écurie voir s'il mangeait bien l'avoine ; car, en arrivant chez ses malades, il s'occupait d'abord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à ce propos : «Ah ! M. Canivet, c'est un original !» Et on l'estimait davantage pour cet inébranlable aplomb. L'univers aurait pu crever jusqu'au dernier homme, qu'il n'eût pas failli à la moindre de ses habitudes.
      Homais se présenta.
      – Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts ? En marche !
      Mais l'apothicaire, en rougissant, avoua qu'il était trop sensible pour assister à une pareille opération.
      – Quand on est simple spectateur, disait-il, l'imagination, vous savez, se frappe ! Et puis j'ai le système nerveux tellement...
      – Ah bah ! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, porté à l'apoplexie. Et, d'ailleurs, cela ne m'étonne pas ; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament. Regardez-moi, plutôt : tous les jours, je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l'eau froide (je n'ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n'attrape aucun rhume, le coffre est bon ! Je vis
tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C'est pourquoi je ne suis point délicat comme vous, et il m'est aussi parfaitement égal de découper un chrétien que la première volaille venue. Après ça, direz-vous, l'habitude..., l'habitude !...
      Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait d'angoisse entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation où l'apothicaire compara le sang-froid d'un chirurgien à celui d'un général ; et ce rapprochement fut agréable à Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le déshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors du pied-bot, et demanda quelqu'un pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que l'apothicaire restait avec Artémise et l'aubergiste, plus pâles toutes les deux que leur tablier, et l'oreille tendue contre la porte.
      Bovary, pendant ce temps-là, n'osait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure ! pensait-il, quel désappointement ! Il avait pris pourtant toutes les précautions imaginables. La fatalité s'en était mêlée. N'importe ! si Hippolyte plus tard venait à mourir, c'est lui qui l'aurait assassiné. Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on l'interrogerait ? Peut-être, cependant, s'était-il trompé en quelque chose ? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu'on ne voudrait jamais croire ! on allait rire, au contraire, clabauder ! Cela se répandrait jusqu'à Forges ! jusqu'à Neufchâtel ! jusqu'à Rouen ! partout ! Qui sait si des confrères n'écriraient pas contre lui ? Une polémique s'ensuivrait, il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu ! Et son imagination, assaillie par une multitude d'hypothèses, ballottait au milieu d'elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule sur les flots.
      Emma, en face de lui, le regardait ; elle ne partageait pas son humiliation, elle en éprouvait une autre : c'était de s'être imaginé qu'un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n'avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.
      Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet.
      – Assieds-toi, dit-elle, tu m'agaces !
      Il se rassit.
      Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente !) pour se méprendre encore une fois ? Du reste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu'elle avait désiré, tout ce qu'elle s'était refusé, tout ce qu'elle aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ?
      Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant traversa l'air. Bovary devint pâle à s'évanouir. Elle fronça les sourcils d'un geste nerveux, puis continua. C'était pour lui cependant, pour cet être, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien ! car il était là, tout tranquillement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l'aimer, et elle s'était repentie en pleurant d'avoir cédé à un autre.
      – Mais c'était peut-être un valgus ! exclama soudain Bovary, qui méditait.
      Au choc imprévu de cette phrase tombant sur sa pensée comme une balle de plomb dans un plat d'argent, Emma tressaillant leva la tête pour deviner ce qu'il voulait dire ; et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ils étaient par leur conscience éloignés l'un de l'autre. Charles la considérait avec le regard trouble d'un homme ivre, tout en écoutant, immobile, les derniers cris de l'amputé qui se suivaient en modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de quelque bête qu'on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu'elle avait cassé, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches de feu prêtes à partir.
Tout en lui l'irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu'il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin. Elle se repentait, comme d'un crime, de sa vertu passée, et ce qui en restait encore s'écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises de l'adultère triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses : elle y jetait son âme, emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que s'il allait mourir et qu'il eût agonisé sous ses yeux.
      Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ; et, à travers la jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s'essuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côté de la pharmacie.
      Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant :
      – Embrasse-moi donc, ma bonne !
      – Laisse-moi ! fit-elle, toute rouge de colère.
      – Qu'as-tu ? qu'as-tu ? répétait-il stupéfait. Calme-toi ! reprends-toi !... Tu sais bien que je t'aime !... viens !
      – Assez ! s'écria-t-elle d'un air terrible.
      Et s'échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et s'écrasa par terre.
      Charles s'affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce qu'elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d'incompréhensible.
      Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui l'attendait au bas du perron, sur la première marche. Ils s'étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.

 

 

     

XII

      Ils recommencèrent à s'aimer. Souvent même, au milieu de la journée, Emma lui écrivait tout à coup ; puis, à travers les carreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s'envolait à la Huchette. Rodolphe arrivait ; c'était pour lui dire qu'elle s'ennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse !
      – Est-ce que j'y peux quelque chose ? s'écria-t-il un jour, impatienté.
      – Ah ! si tu voulais !...
      Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.
      – Quoi donc ? fit Rodolphe.
      Elle soupira.
      – Nous irions vivre ailleurs..., quelque part...
      – Tu es folle, vraiment ! dit-il en riant. Est-ce possible ?
      Elle revint là-dessus ; il eut l'air de ne pas comprendre et détourna la conversation.
      Ce qu'il ne comprenait pas, c'était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l'amour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire à son attachement.
      Cette tendresse, en effet, chaque jour s'accroissait davantage sous la répulsion du mari. Plus elle se livrait à l'un, plus elle exécrait l'autre ; jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l'esprit aussi lourd, les façons si communes qu'après ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble.
Alors, tout en faisant l'épouse et la vertueuse, elle s'enflammait à l'idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait tant d'expérience dans la raison, tant d'emportement dans le désir ! C'était pour lui qu'elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu'il n'y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge ; et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.
      Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui : les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
      – À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.
      – Tu n'as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité ; comme si ta patronne, madame Homais, n'en portait pas de pareils.
      – Ah bien oui ! madame Homais !
      Et il ajoutait d'un ton méditatif :
      – Est-ce que c'est une dame comme Madame ?
      Mais Félicité s'impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d'elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.
      – Laisse-moi tranquille ! disait-elle en déplaçant son pot d'empois. Va-t'en plutôt piler des amandes ; tu es toujours à fourrager du côté des femmes ; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton.
      – Allons, ne vous fâchez pas, je m'en vais vous faire ses bottines.
      Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d'Emma, tout empâtées de crotte – la crotte des rendez-vous – qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu'il regardait monter doucement dans un rayon de soleil.
      – Comme tu as peur de les abîmer ! disait la cuisinière, qui n'y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même,
parce que Madame, dès que l'étoffe n'était plus fraîche, les lui abandonnait.
      Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu'elle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation.
      C'est ainsi qu'il déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte d'un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n'osant à tous les jours se servir d'une si belle jambe, supplia madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.

      Donc, le garçon d'écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route.
      C'était M. Lheureux, le marchand, qui s'était chargé de la commande ; cela lui fournit l'occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait d'argent. Emma s'abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d'après, la lui posa sur sa table.
      Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée : tous les tiroirs du secrétaire étaient vides ; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d'autres choses encore, et Bovary
attendait impatiemment l'envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre.
      Elle réussit d'abord à éconduire Lheureux ; enfin il perdit patience : on le poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, s'il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu'elle avait.
      – Eh ! reprenez-les ! dit Emma.
      – Oh ! c'est pour rire ! répliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi ! je la redemanderai à Monsieur.
      – Non ! non ! fit-elle.
      – Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux.
      Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel :
      – Soit ! nous verrons ! nous verrons !
      Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l'ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C'était le compte. Elle entendit Charles dans l'escalier ; elle jeta l'or au fond de son tiroir et prit la clef.

      Trois jours après, Lheureux reparut.
      – J'ai un arrangement à vous proposer, dit-il ; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre...
      – La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.
      Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en offres de service qu'Emma refusa toutes ; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous qu'il lui avait rendues. Elle se promettait d'économiser, afin de rendre plus tard...
      – Ah bah ! songea-t-elle, il n'y pensera plus.
      Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise : Amor nel cor ; de plus, une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du Vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu'Emma conservait. Cependant ces cadeaux l'humiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop envahissante.
      Puis elle avait d'étranges idées :
      – Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi !
      Et, s'il avouait n'y avoir point songé, c'étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l'éternel mot :
      – M'aimes-tu ?

      – Mais oui, je t'aime ! répondait-il.
      – Beaucoup ?
      – Certainement !
      – Tu n'en as pas aimé d'autres, hein ?
      – Crois-tu m'avoir pris vierge ? exclamait-il en riant.
      Emma pleurait, et il s'efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.
      – Oh ! c'est que je t'aime ! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J'ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l'amour me déchirent. Je me demande : «Où est-il ? Peut-être il parle à d'autres femmes ? Elles lui sourient, il s'approche...» Oh ! non, n'est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort !
      Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
      Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n'importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d'autres jouissances à exploiter.
Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. C'était une sorte d'attachement idiot plein d'admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l'engourdissait ; et son âme s'enfonçait en cette ivresse et s'y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie.
      Par l'effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary changea d'allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut même l'inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l'Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d'un homme ; et madame Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée. Bien d'autres choses lui déplurent : d'abord Charles n'avait point écouté ses conseils pour l'interdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui déplaisait ; elle se permit des observations, et l'on se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité.
      Madame Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l'avait surprise dans la compagnie d'un homme, un homme à collier brun, d'environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s'était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire ; mais la bonne dame s'emporta, déclarant qu'à moins de se moquer des moeurs, on devait surveiller celles des domestiques.
      – De quel monde êtes-vous ? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que madame Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause.
      – Sortez ! fit la jeune femme se levant d'un bond.

      – Emma !... maman !... s'écriait Charles pour les rapatrier.
      Mais elles s'étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant :
      – Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne !
      Il courut à sa mère ; elle était hors des gonds, elle balbutiait :
      – C'est une insolente ! une évaporée ! pire, peut-être !
      Et elle voulait partir immédiatement, si l'autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se mit à genoux ; elle finit par répondre :
      – Soit ! j'y vais.
      En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant :
      – Excusez-moi, madame.
      Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l'oreiller.
      Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu'en cas d'événement extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal ; elle attendait depuis trois quarts d'heure, quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée d'ouvrir la fenêtre, de l'appeler ; mais déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée.
      Bientôt pourtant il lui sembla que l'on marchait sur le trottoir. C'était lui, sans doute ; elle descendit l'escalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se jeta dans ses bras.
      – Prends donc garde, dit-il.
      – Ah ! si tu savais ! reprit-elle.
            Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si abondamment qu'il n'y comprenait rien.
      – Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patience !
      – Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre !... Un amour comme le nôtre devrait s'avouer à la face du ciel ! Ils sont à me torturer. Je n'y tiens plus ! Sauve-moi !
      Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étincelaient comme des flammes sous l'onde ; sa gorge haletait à coups rapides ; jamais il ne l'avait tant aimée ; si bien qu'il en perdit la tête et qu'il lui dit :
      – Que faut-il faire ? que veux-tu ?
      – Emmène-moi ! s'écria-t-elle. Enlève-moi !... Oh ! je t'en supplie !
      Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'en exhalait dans un baiser.
      – Mais..., reprit Rodolphe.

      – Quoi donc ?
      – Et ta fille ?
      Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit :
      – Nous la prendrons, tant pis !
      – Quelle femme ! se dit-il en la regardant s'éloigner.
      Car elle venait de s'échapper dans le jardin. On l'appelait.
      La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu'à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.
      Était-ce afin de les mieux duper l'un et l'autre ? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément l'amertume des choses qu'elle allait abandonner ? Mais elle n'y prenait garde, au contraire ; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C'était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s'appuyait sur son épaule, elle murmurait :
      – Hein ! quand nous serons dans la malle-poste !... Y songes-tu ? Est-ce possible ? Il me semble qu'au moment où je sentirai la voiture s'élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours ?... Et toi ?
      Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir.
On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux : ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible.
      Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d'encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d'épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'importe où ; d'ailleurs, la clientèle augmenterait ; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le piano.
Ah ! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait de loin pour les deux soeurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle s'occuperait du ménage ; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement : on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours.
            Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie ; et, tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d'autres rêves.
      Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contempleraient.
Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.      Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit :
      – J'aurais besoin d'un manteau, un grand manteau, à long collet, doublé.
      – Vous partez en voyage ? demanda-t-il.
      – Non ! mais..., n'importe, je compte sur vous, n'est-ce pas ? et vivement !
      Il s'inclina.
      – Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse..., pas trop lourde..., commode.
      – Oui, oui, j'entends, de quatre-vingt-douze centimètres environ sur cinquante, comme on les fait à présent.
      – Avec un sac de nuit.
      – Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous.
      – Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela ; vous vous payerez dessus.
      Mais le marchand s'écria qu'elle avait tort ; ils se connaissaient ; est-ce qu'il doutait d'elle ? Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour qu'il prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux l'avait mise dans sa poche et s'en allait, quand elle le rappela.
      – Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, – elle eut l'air de réfléchir, – ne l'apportez pas non plus ; seulement, vous me donnerez l'adresse de l'ouvrier et avertirez qu'on le tienne à ma disposition.
      C'était le mois prochain qu'ils devaient s'enfuir. Elle partirait d'Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même écrit à Paris, afin d'avoir la malle entière jusqu'à Marseille, où ils achèteraient une calèche et, de là, continueraient sans s'arrêter, par la route de Gênes.
Elle aurait eu soin d'envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à l'Hirondelle, de manière que personne ainsi n'aurait de soupçons ; et, dans tout cela, jamais il n'était question de son enfant. Rodolphe évitait d'en parler ; peut-être qu'elle n'y pensait pas.
      Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques dispositions ; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres ; puis il se dit malade ; ensuite il fit un voyage ; le mois d'août se passa, et, après tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi.
      Enfin le samedi, l'avant-veille, arriva.
      Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.
      – Tout est-il prêt ? lui demanda-t-elle.
      – Oui.
      Alors ils firent le tour d'une plate-bande, et allèrent s'asseoir près de la terrasse, sur la margelle du mur.
      – Tu es triste, dit Emma.
      – Non, pourquoi ?
      Et cependant il la regardait singulièrement, d'une façon tendre.
      – Est-ce de t'en aller ? reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie ? Ah ! je comprends... Mais, moi, je n'ai rien au monde ! tu es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie ; je te soignerai, je t'aimerai.
      – Que tu es charmante ! dit-il en la saisissant dans ses bras.
      – Vrai ? fit-elle avec un rire de volupté. M'aimes-tu ? Jure-le donc !
      – Si je t'aime ! si je t'aime ! mais je t'adore, mon amour !
      La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu'elle éclairait ; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité d'étoiles ; et cette lueur d'argent semblait s'y tordre jusqu'au fond, à la manière d'un serpent sans tête couvert d'écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d'où ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion.
La nuit douce s'étalait autour d'eux ; des nappes d'ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu'ils étaient dans l'envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au coeur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu'en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s'allongeaient sur l'herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui tombait toute seule de l'espalier.
      – Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe.
      – Nous en aurons d'autres ! reprit Emma.
      Et, comme se parlant à elle-même :
      – Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le coeur triste, cependant ? Est-ce l'appréhension de l'inconnu..., l'effet des habitudes quittées..., ou plutôt... ? Non, c'est l'excès du bonheur ! Que je suis faible, n'est-ce pas ? Pardonne-moi !
      – Il est encore temps ! s'écria-t-il. Réfléchis, tu t'en repentiras peut-être.
      – Jamais ! fit-elle impétueusement.
      Et, en se rapprochant de lui :
      – Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n'y a pas de désert, pas de précipice ni d'océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète !
Nous n'aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi.
      Il répondait à intervalles réguliers : «Oui... oui !...» Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d'une voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient :
      – Rodolphe ! Rodolphe !... Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe !
      Minuit sonna.
      – Minuit ! dit-elle. Allons, c'est demain ! encore un jour !
      Il se leva pour partir ; et, comme si ce geste qu'il faisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai :
      – Tu as les passeports ?
      – Oui.
      – Tu n'oublies rien ?
      – Non.
      – Tu en es sûr ?
      – Certainement.
      – C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu m'attendras ?... à midi ?
      Il fit un signe de tête.
      – À demain, donc ! dit Emma dans une dernière caresse.
      Et elle le regarda s'éloigner.
      Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de l'eau entre des broussailles :
      – À demain ! s'écria-t-elle.
      Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie.
      Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta ; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre comme un fantôme, il fut pris d'un tel battement de coeur, qu'il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber.
      – Quel imbécile je suis ! fit-il en jurant épouvantablement. N'importe, c'était une jolie maîtresse !
      Et, aussitôt, la beauté d'Emma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui réapparurent. D'abord il s'attendrit, puis il se révolta contre elle.
      – Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas m'expatrier, avoir la charge d'une enfant.
      Il se disait ces choses pour s'affermir davantage.
      – Et, d'ailleurs, les embarras, la dépense... Ah ! non, non, mille fois non ! cela eût été trop bête !

 

 

     

XIII

      À peine arrivé chez lui, Rodolphe s'assit brusquement à son bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s'appuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution qu'il avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense intervalle.
      Afin de ressaisir quelque chose d'elle, il alla chercher dans l'armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait d'habitude ses lettres de femmes, et il s'en échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. D'abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C'était un mouchoir à elle, une fois qu'elle avait saigné du nez, en promenade ; il ne s'en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma ; sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse du plus pitoyable effet ; puis, à force de considérer cette image et d'évoquer le souvenir du modèle, les traits d'Emma peu à peu se confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la figure peinte, se frottant l'une contre l'autre, se fussent réciproquement effacées. Enfin il lut de ses lettres ; elles étaient pleines d'explications relatives à leur voyage, courtes, techniques et pressantes comme des billets d'affaires. Il voulut revoir les longues, celles d'autrefois ; pour les trouver au fond de la boîte, Rodolphe dérangea toutes les autres ; et machinalement il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux – des cheveux ! de bruns, de blonds ; quelques-uns même, s'accrochant à la ferrure de la boîte, se cassaient quand on l'ouvrait.
      Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques ; il y en avait qui demandaient de l'amour et d'autres qui demandaient de l'argent.
À propos d'un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien.
      En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s'y gênaient les unes les autres et s'y rapetissaient, comme sous un même niveau d'amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s'amusa pendant quelques minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans l'armoire en se disant :
      – Quel tas de blagues !...
      Ce qui résumait son opinion ; car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d'un collège, avaient tellement piétiné sur son coeur, que rien de vert n'y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n'y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.

      – Allons, se dit-il, commençons !
      Il écrivit :
      «Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence...»
      – Après tout, c'est vrai, pensa Rodolphe ; j'agis dans son intérêt ; je suis honnête.
      « Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous l'abîme où je vous entraînais, pauvre ange ? Non, n'est-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l'avenir... Ah ! malheureux que nous sommes ! insensés !»
      Rodolphe s'arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
      – Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?... Ah ! non, et d'ailleurs, cela n'empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu'on peut faire entendre raison à des femmes pareilles !
      Il réfléchit, puis ajouta :
      «Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j'aurai continuellement pour vous un dévouement profond ; mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c'est là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute ! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je n'aurais pas eu l'atroce douleur d'assister à vos remords et d'y participer moi-même, puisque je les aurais causés. L'idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? Ô mon Dieu ! non, non, n'en accusez que la fatalité !»

      – Voilà un mot qui fait toujours de l'effet, se dit-il.
      «Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au coeur frivole comme on en voit, certes, j'aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n'y avais pas réfléchi d'abord, et je me reposais à l'ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences.»
      – Elle va peut-être croire que c'est par avarice que j'y renonce... Ah ! n'importe ! tant pis, il faut en finir !
      «Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l'outrage peut-être. L'outrage à vous ! Oh !... Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône ! moi qui emporte votre pensée comme un talisman ! Car je me punis par l'exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où ? Je n'en sais rien, je suis fou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu'il le redise dans ses prières.»
      La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis :
      – Il me semble que c'est tout. Ah ! encore ceci, de peur qu'elle ne vienne à me relancer :
      «Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car j'ai voulu m'enfuir au plus vite afin d'éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu !»
      Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots : À Dieu ! ce qu'il jugeait d'un excellent goût.
      – Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votre tout dévoué ?... Non. Votre ami ?... Oui, c'est cela.
      «Votre ami.»

      Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.
      – Pauvre petite femme ! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible qu'un roc ; il eût fallu quelques larmes là-dessus ; mais, moi, je ne peux pas pleurer ; ce n'est pas ma faute. Alors, s'étant versé de l'eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l'encre ; puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra.
      – Cela ne va guère à la circonstance... Ah bah ! n'importe !
      Après quoi, il fuma trois pipes et s'alla coucher.
      Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille d'abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue, de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier.
      – Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même, en mains propres... Va, et prends garde !
      Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d'Yonville.
      Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.
      – Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.
      Elle fut saisie d'une appréhension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d'un oeil hagard, tandis qu'il la regardait lui-même avec ébahissement, ne comprenant pas qu'un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu'un. Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n'y tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l'ouvrit,
et, comme s'il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée.
      Charles y était, elle l'aperçut ; il lui parla, elle n'entendit rien, et elle continua vivement à monter les marches, haletante, éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s'arrêta devant la porte du grenier, qui était fermée.
      Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la finir, elle n'osait pas. D'ailleurs, où ? comment ? on la verrait.
      – Ah ! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.
      Emma poussa la porte et entra.
      Les ardoises laissaient tomber d'aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l'étouffait ; elle se traîna jusqu'à la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit d'un bond.
      En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s'étalait à perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide ; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, il partit d'un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes. C'était Binet qui tournait.
      Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l'entendait, elle l'entourait de ses deux bras ; et des battements de coeur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s'accéléraient l'un après l'autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d'elle avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi n'en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s'avança, elle regarda les pavés en se disant :
      – Allons ! allons !
      Le rayon lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s'élevait le long des murs, et que le plancher s'inclinait par le bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d'un grand espace. Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans sa tête creuse,
elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre ; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui l'appelait.
      – Ma femme ! ma femme ! cria Charles.
      Elle s'arrêta.
      – Où es-tu donc ? Arrive !
      L'idée qu'elle venait d'échapper à la mort faillit la faire s'évanouir de terreur ; elle ferma les yeux ; puis elle tressaillit au contact d'une main sur sa manche : c'était Félicité.
      – Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie.
      Et il fallut descendre ! il fallut se mettre à table !
      Elle essaya de manger. Les morceaux l'étouffaient. Alors elle déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut réellement s'appliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L'avait-elle donc perdue ? Où la retrouver ? Mais elle éprouvait une telle lassitude dans l'esprit, que jamais elle ne put inventer un prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche ; elle avait peur de Charles ; il savait tout, c'était sûr ! En effet, il prononça ces mots, singulièrement :
      – Nous ne sommes pas près, à ce qu'il paraît, de voir M. Rodolphe.
      – Qui te l'a dit ? fit-elle en tressaillant.
      – Qui me l'a dit ? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque ; c'est Girard, que j'ai rencontré tout à l'heure à la porte du café Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir.
      Elle eut un sanglot.
      – Quoi donc t'étonne ? Il s'absente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi ! je l'approuve. Quand on a de la fortune et que l'on est garçon !... Du reste, il s'amuse joliment, notre ami ! c'est un farceur. M. Langlois m'a conté...
      Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait.

      Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur l'étagère ; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit à même.
      – Oh ! parfait ! disait-il. Tiens, goûte.
      Et il tendit la corbeille, qu'elle repoussa doucement.
      – Sens donc : quelle odeur ! fit-il en la lui passant sous le nez à plusieurs reprises.
      – J'étouffe ! s'écria-t-elle en se levant d'un bond.
      Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut ; puis :
      – Ce n'est rien ! dit-elle, ce n'est rien ! c'est nerveux ! Assieds-toi, mange !
      Car elle redoutait qu'on ne fût à la questionner, à la soigner, qu'on ne la quittât plus.
      Charles, pour lui obéir, s'était rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, qu'il déposait ensuite dans son assiette.
            Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
      En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule.
      Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s'y précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée ; de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l'huilier jonchaient l'appartement ; Charles appelait au secours ; Berthe, effarée, criait ; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs.
      – Je cours, dit l'apothicaire, chercher dans mon laboratoire, un peu de vinaigre aromatique.
      Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon :
      – J'en étais sûr, fit-il ; cela vous réveillerait un mort.

      – Parle-nous ! disait Charles, parle-nous ! Remets-toi ! C'est moi, ton Charles qui t'aime ! Me reconnais-tu ? Tiens, voilà ta petite fille : embrasse-la donc !
      L'enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou. Mais, détournant la tête, Emma dit d'une voix saccadée :
      – Non, non... personne !
      Elle s'évanouit encore. On la porta sur son lit.
      Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l'oreiller.
      Charles, debout, se tenait au fond de l'alcôve, et le pharmacien, près de lui, gardait ce silence méditatif qu'il est convenable d'avoir dans les occasions sérieuses de la vie.
      – Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme est passé.
      – Oui, elle repose un peu maintenant ! répondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme !... pauvre femme !... la voilà retombée !
      Alors Homais demanda comment cet accident était survenu. Charles répondit que cela l'avait saisie tout à coup, pendant qu'elle mangeait des abricots.
      – Extraordinaire !... reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionné la syncope ! Il y a des natures si impressionnables à l'encontre de certaines odeurs ! et ce serait même une belle question à étudier, tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les prêtres en connaissaient l'importance, eux qui ont toujours mêlé des aromates à leurs cérémonies. C'est pour vous stupéfier l'entendement et provoquer des extases, chose d'ailleurs facile à obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus délicates que les autres. On en cite qui s'évanouissent à l'odeur de la corne brûlée, du pain tendre...
      – Prenez garde de l'éveiller ! dit à voix basse Bovary.

      – Et non seulement, continua l'apothicaire, les humains sont en butte à ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n'êtes pas sans savoir l'effet singulièrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gent féline ; et d'autre part, pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux (un de mes anciens camarades, actuellement établi rue Malpalu) possède un chien qui tombe en convulsions dès qu'on lui présente une tabatière. Souvent même il en fait l'expérience devant ses amis, à son pavillon du bois Guillaume. Croirait-on qu'un simple sternutatoire pût exercer de tels ravages dans l'organisme d'un quadrupède ? C'est extrêmement curieux, n'est-il pas vrai ?
      – Oui, dit Charles, qui n'écoutait pas.
      – Cela nous prouve, reprit l'autre en souriant avec un air de suffisance bénigne, les irrégularités sans nombre du système nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle m'a toujours paru, je l'avoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun de ces prétendus remèdes qui, sous prétexte d'attaquer les symptômes, attaquent le tempérament. Non, pas de médicamentation oiseuse ! du régime, voilà tout ! des sédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas qu'il faudrait peut-être frapper l'imagination ?
      – En quoi ? comment ? dit Bovary.
      – Ah ! c'est là la question ! Telle est effectivement la question : That is the question ! comme je lisais dernièrement dans le journal.
      Mais Emma, se réveillant, s'écria :
      – Et la lettre ? et la lettre ?
      On crut qu'elle avait le délire ; elle l'eut à partir de minuit : une fièvre cérébrale s'était déclarée.
      Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades ; il ne se couchait plus, il était continuellement à lui tâter le pouls, à lui poser des sinapismes, des compresses d'eau froide. Il envoyait Justin jusqu'à Neufchâtel chercher de la glace ; la glace se fondait en route ; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fit venir de Rouen le docteur Larivière, son ancien maître ; il était désespéré.
Ce qui l'effrayait le plus, c'était l'abattement d'Emma ; car elle ne parlait pas, n'entendait rien et même semblait ne point souffrir, – comme si son corps et son âme se fussent ensemble reposés de toutes leurs agitations.
      Vers le milieu d'octobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger sa première tartine de confitures. Les forces lui revinrent ; elle se levait quelques heures pendant l'après-midi, et, un jour qu'elle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, à son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allées disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles, et, s'appuyant de l'épaule contre Charles, elle continuait à sourire.
      Ils allèrent ainsi jusqu'au fond, près de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais il n'y avait à l'horizon que de grands feux d'herbe, qui fumaient sur les collines.
      – Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary.
      Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle :
      – Assieds-toi donc sur ce banc : tu seras bien.
      – Oh ! non, pas là, pas là ! fit-elle d'une voix défaillante.
      Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladie recommença, avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractères plus complexes. Tantôt elle souffrait au coeur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il lui survint des vomissements où Charles crut apercevoir les premiers symptômes d'un cancer.

      Et le pauvre garçon, par là-dessus, avait des inquiétudes d'argent !

 

 

XIV

      D'abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais de tous les médicaments pris chez lui ; et, quoiqu'il eût pu, comme médecin, ne pas les payer, néanmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dépense du ménage, à présent que la cuisinière était maîtresse, devenait effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les fournisseurs murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de la maladie d'Emma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu d'une, quantité d'autres choses encore. Charles eut beau dire qu'il n'en avait pas besoin, le marchand répondit arrogamment qu'on lui avait commandé tous ces articles et qu'il ne les reprendrait pas ; d'ailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence ; Monsieur réfléchirait ; bref, il était résolu à le poursuivre en justice plutôt que d'abandonner ses droits et que d'emporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer à son magasin ; Félicité oublia ; il avait d'autres soucis ; on n'y pensa plus ; M. Lheureux revint à la charge, et, tour à tour menaçant et gémissant, manoeuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet à six mois d'échéance. Mais à peine eut-il signé ce billet, qu'une idée audacieuse lui surgit : c'était d'emprunter mille francs à M. Lheureux. Donc, il demanda, d'un air embarrassé, s'il n'y avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que l'on voudrait. Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoir payer à son ordre, le ler septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs ; ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prêtant à six pour cent, augmenté d'un quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bénéfice ; et il espérait que l'affaire ne s'arrêterait pas là, qu'on ne pourrait payer les billets, qu'on les renouvellerait, et que son pauvre argent, s'étant nourri chez le médecin comme dans une maison de santé, lui reviendrait, un jour, considérablement plus dodu, et gros à faire craquer le sac.
      Tout, d'ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d'une fourniture de cidre pour l'hôpital de Neufchâtel ; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait d'établir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce d'Yonville.
      Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l'année prochaine, pouvoir rembourser tant d'argent ; et il cherchait, imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou de vendre quelque chose. Mais son père serait sourd, et il n'avait, lui, rien à vendre. Alors il découvrait de tels embarras, qu'il écartait vite de sa conscience un sujet de méditation aussi désagréable. Il se reprochait d'en oublier Emma ; comme si, toutes ses pensées appartenant à cette femme, c'eût été lui dérober quelque chose que de n'y pas continuellement réfléchir.
      L'hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de la fenêtre, celle qui regardait la Place ; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce côté restait constamment fermée. Elle voulut que l'on vendît le cheval ; ce qu'elle aimait autrefois, à présent lui déplaisait. Toutes ses idées paraissaient se borner au soin d'elle-même. Elle restait dans son lit à faire de petites collations, sonnait sa domestique pour s'informer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte d'anxiété, l'infaillible retour d'événements minimes, qui pourtant ne lui importaient guère. Le plus considérable était, le soir, l'arrivée de l'Hirondelle. Alors l'aubergiste criait
et d'autres voix répondaient, tandis que le falot d'Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait comme une étoile dans l'obscurité. À midi, Charles rentrait ; ensuite il sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la tombée du jour, les enfants qui s'en revenaient de la classe, traînant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs règles la cliquette des auvents, les uns après les autres.

            C'était à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Il s'enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l'exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas d'agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait.
      Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et, à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d'eau bénite les draps du lit ; le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en défaillant d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour d'elle, en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône d'or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l'emporter dans leurs bras.

      Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle qu'il fût possible de rêver ; si bien qu'à présent elle s'efforçait d'en ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais d'une manière moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbatue d'orgueil, se reposait enfin dans l'humilité chrétienne ; et, savourant le plaisir d'être faible, Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui s'accroîtrait éternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d'être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d'émeraudes, pour le baiser tous les soirs.
      Le Curé s'émerveillait de ces dispositions, bien que la religion d'Emma, trouvait-il, pût, à force de ferveur, finir par friser l'hérésie et même l'extravagance. Mais, n'étant pas très versé dans ces matières sitôt qu'elles dépassaient une certaine mesure, il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine d'esprit. Le libraire, avec autant d'indifférence que s'il eût expédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle-mêle tout ce qui avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux. C'étaient de petits manuels par demandes et par réponses, des pamphlets d'un ton rogue dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien ; l'Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, décoré de plusieurs ordres ; des Erreurs de Voltaire, à l'usage des jeunes gens, etc.

      Madame Bovary n'avait pas encore l'intelligence assez nette pour s'appliquer sérieusement à n'importe quoi ; d'ailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de précipitation. Elle s'irrita contre les prescriptions du culte ; l'arrogance des écrits polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens qu'elle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevés de religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde, qu'ils l'écartèrent insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mélancolie catholique qu'une âme éthérée pût concevoir.
      Quant au souvenir de Rodolphe, elle l'avait descendu tout au fond de son coeur ; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu'une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s'échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse l'atmosphère d'immaculation où elle voulait vivre. Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu'elle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de l'adultère. C'était pour faire venir la croyance ; mais aucune délectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment vague d'une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n'était qu'un mérite de plus ; et dans l'orgueil de sa dévotion, Emma se comparait à ces grandes dames d'autrefois, dont elle avait rêvé la gloire sur un portrait de la Vallière, et qui, traînant avec tant de majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes d'un coeur que l'existence blessait.

      Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage. Elle fit revenir à la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre à lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne s'irritait plus. C'était un parti pris de résignation, une indulgence universelle. Son langage, à propos de tout, était plein d'expressions idéales. Elle disait à son enfant :
      – Ta colique est-elle passée, mon ange ?
      Madame Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut-être cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassée de querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et même elle y demeura jusques après Pâques, afin d'éviter les sarcasmes du père Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se commander une andouille.
      Outre la compagnie de sa belle-mère, qui la raffermissait un peu par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours, avait encore d'autres sociétés. C'était madame Langlois, madame Caron, madame Dubreuil, madame Tuvache et, régulièrement, de deux à cinq heures, l'excellente madame Homais, qui n'avait jamais voulu croire, celle-là, à aucun des cancans que l'on débitait sur sa voisine.
Les petits Homais aussi venaient la voir ; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sans parler. Souvent même, madame Bovary, n'y prenant garde, se mettait à sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tête d'un mouvement brusque ; et, quand il aperçut la première fois cette chevelure entière qui descendait jusqu'aux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvre enfant, comme l'entrée subite dans quelque chose d'extraordinaire et de nouveau dont la splendeur l'effraya.
      Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timidités. Elle ne se doutait point que l'amour, disparu de sa vie, palpitait là, près d'elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce coeur d'adolescent ouvert aux émanations de sa beauté. Du reste, elle enveloppait tout maintenant d'une telle indifférence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l'on ne distinguait plus l'égoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle s'emporta contre sa domestique, qui lui demandait à sortir et balbutiait en cherchant un prétexte ; puis tout à coup :
      – Tu l'aimes donc ? dit-elle.
      Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait, elle ajouta d'un air triste :
      – Allons, cours-y ! amuse-toi !
      Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin d'un bout à l'autre, malgré les observations de Bovary ; il fut heureux, cependant, de lui voir enfin manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage à mesure qu'elle se rétablissait. D'abord, elle trouva moyen d'expulser la mère Rolet, la nourrice, qui avait pris l'habitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endenté qu'un cannibale. Puis elle se dégagea de la famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et même fréquenta l'église avec moins d'assiduité, à la grande approbation de l'apothicaire, qui lui dit alors amicalement :
      – Vous donniez un peu dans la calotte !
      M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catéchisme. Il préférait rester dehors, à prendre l'air au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C'était l'heure où Charles rentrait. Ils avaient chaud ; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rétablissement de Madame.

      Binet se trouvait là, c'est-à-dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l'invitait à se rafraîchir, et il s'entendait parfaitement à déboucher les cruchons.
      – Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu'aux extrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille d'aplomb sur la table, et, après que les ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups, doucement, doucement, comme on fait, d'ailleurs, à l'eau de Seltz, dans les restaurants.
      Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l'ecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie :
      – Sa bonté saute aux yeux !
             Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l'illustre ténor Lagardy. Homais s'étonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre déclara qu'il regardait la musique comme moins dangereuse pour les moeurs que la littérature.
      Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, prétendait-il, servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu.
      – Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez la plupart des tragédies de Voltaire ; elles sont semées habilement de réflexions philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale et de diplomatie.

      – Moi, dit Binet, j'ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin de Paris, où l'on remarque le caractère d'un vieux général qui est vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière, qui à la fin...
      – Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie ; mais condamner en bloc le plus important des beaux-arts me paraît une balourdise, une idée gothique, digne de ces temps abominables où l'on enfermait Galilée.
      – Je sais bien, objecta le Curé, qu'il existe de bons ouvrages, de bons auteurs ; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe différent réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage d'esprit et vous donner des pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins l'opinion de tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis qu'il roulait sur son pouce une prise de tabac, si l'Église a condamné les spectacles, c'est qu'elle avait raison ; il faut nous soumettre à ses décrets.

     – Pourquoi, demanda l'apothicaire, excommunie-t-elle les comédiens ? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte. Oui, on jouait, on représentait au milieu du choeur des espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence souvent se trouvaient offensées.
      L'ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le pharmacien poursuivit :
      – C'est comme dans la Bible ; il y a..., savez-vous..., plus d'un détail... piquant, des choses... vraiment... gaillardes !
      Et, sur un geste d'irritation que faisait M. Bournisien :
      – Ah ! vous conviendrez que ce n'est pas un livre à mettre entre les mains d'une jeune personne, et je serais fâché qu'Athalie...
      – Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s'écria l'autre impatienté, qui recommandent la Bible !
      – N'importe ! dit Homais, je m'étonne que, de nos jours, en un siècle de lumières, on s'obstine encore à proscrire un délassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelquefois, n'est-ce pas, docteur ?

      – Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulût n'offenser personne, ou bien qu'il n'eût pas d'idées.
      La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une dernière botte.
      – J'en ai connu, des prêtres, qui s'habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses.
      – Allons donc ! fit le curé.
      – Ah ! j'en ai connu !
      Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta :
      – J'en-ai-connu.
      – Eh bien ! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à tout entendre.
      – Parbleu ! ils en font bien d'autres ! exclama l'apothicaire.
      – Monsieur !... reprit l'ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé.
      – Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors d'un ton moins brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen d'attirer les âmes à la religion.
      – C'est vrai ! c'est vrai ! concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise.
      Mais il n'y resta que deux minutes. Puis, dès qu'il fut parti, M. Homais dit au médecin :
      – Voilà ce qui s'appelle une prise de bec ! Je l'ai roulé, vous avez vu, d'une manière !... Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte ! Si quelqu'un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous ! Lagardy ne donnera qu'une seule représentation ; il est engagé en Angleterre à des appointements considérables. C'est, à ce qu'on assure, un fameux lapin ! il roule sur l'or ! il mène avec lui trois maîtresses et son cuisinier ! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux bouts ; il leur faut une existence dévergondée qui excite un peu l'imagination. Mais ils meurent à l'hôpital, parce qu'ils n'ont pas eu l'esprit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit ; à demain !
      Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary ; car aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout d'abord, alléguant la fatigue, le dérangement, la dépense ; mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. Il n'y voyait aucun empêchement ; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus,
les dettes courantes n'avaient rien d'énorme, et l'échéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue, qu'il n'y fallait pas songer. D'ailleurs, imaginant qu'elle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage ; si bien qu'elle finit, à force d'obsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils s'emballèrent dans l'Hirondelle.
      L'apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait contraint de n'en pas bouger, soupira en les voyant partir.
      – Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels que vous êtes !
      Puis, s'adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à quatre falbalas :
      – Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faire florès à Rouen.
      La diligence descendait à l'hôtel de la Croix rouge, sur la place Beauvoisine. C'était une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à coucher, où l'on voit au milieu de la cour des poules picorant l'avoine sous les cabriolets crottés des commis voyageurs ; – bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d'hiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu ; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté de la campagne un jardin à légumes. Charles immédiatement se mit en courses. Il confondit l'avant-scène avec les galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyé du contrôleur au directeur, revint à l'auberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théâtre jusqu'au boulevard.
      Madame s'acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement ; et, sans avoir eu le temps d'avaler un bouillon, ils se présentèrent devant les portes du théâtre, qui étaient encore fermées.

 

 

XV

      La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des balustrades. À l'angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques : «Lucie de Lamermoor... Lagardy... Opéra..., etc.» Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d'air glacial qui sentait le suif, le cuir et l'huile. C'était l'exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l'on roule des barriques.
      De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d'entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu'il appuyait contre son ventre.
      Un battement de coeur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite par l'autre corridor, tandis qu'elle montait l'escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées ; elle aspira de toute sa poitrine l'odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse.
      La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s'apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente ; mais, n'oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d'argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant, dans l'ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert pomme ; et madame Bovary les admirait d'en haut, appuyant sur des badines à pomme d'or la paume tendue de leurs gants jaunes.

           Cependant, les bougies de l'orchestre s'allumèrent ; le lustre descendit du plafond, versant, avec le rayonnement de ses facettes, une gaieté subite dans la salle ; puis les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut d'abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène ; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage.
      C'était le carrefour d'un bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur l'épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse ; puis il survint un capitaine qui invoquait l'ange du mal en levant au ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils s'en allèrent, et les chasseurs reprirent.
      Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères. D'ailleurs, le souvenir du roman facilitant l'intelligence du libretto, elle suivait l'intrigue phrase à phrase, tandis que d'insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient, aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle n'avait pas assez d'yeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui s'agitaient dans l'harmonie comme dans l'atmosphère d'un autre monde. Mais une jeune femme s'avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des gazouillements d'oiseau. Lucie entama d'un air brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignait d'amour, elle demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s'envoler dans une étreinte. Tout à coup, Edgar-Lagardy parut.
            Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose de la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était prise dans un pourpoint de couleur brune ; un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en découvrant ses dents blanches. On disait qu'une princesse polonaise, l'écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle s'était ruinée à cause de lui. Il l'avait plantée là pour d'autres femmes, et cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d'intelligence et plus d'emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.
      Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré : il avait des éclats de colère, puis des râles élégiaques d'une douceur infinie, et les notes s'échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s'emplissait le coeur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à l'accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d'une tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre ne l'avait aimée d'un pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu'ils se disaient : «À demain ; à demain !...» La salle craquait sous les bravos ; on recommença la strette entière ; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d'exil, de fatalité, d'espérances, et quand ils poussèrent l'adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords.
      – Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il à la persécuter ?
      – Mais non, répondit-elle ; c'est son amant.
      – Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que l'autre, celui qui est venu tout à l'heure, disait :
      «J'aime Lucie et je m'en crois aimé.» D'ailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras dessous. Car c'est bien son père, n'est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq à son chapeau ?
      Malgré les explications d'Emma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à son maître Ashton ses abominables manoeuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que c'était un souvenir d'amour envoyé par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre l'histoire, – à cause de la musique – qui nuisait beaucoup aux paroles.
      – Qu'importe ? dit Emma ; tais-toi !
      – C'est que j'aime, reprit-il en se penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais bien.
      – Tais-toi ! tais-toi ! fit-elle impatientée.

      Lucie s'avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne d'oranger dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage ; et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l'église. Pourquoi donc n'avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans s'apercevoir de l'abîme où elle se précipitait... Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand coeur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l'art exagérait. S'efforçant donc d'en détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu'une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement d'une pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir.
      Son grand chapeau à l'espagnole tomba dans un geste qu'il fit ; et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à l'écart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en choeur, délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler ; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfaction s'exhalaient à la fois de leurs bouches entrouvertes. L'amoureux outragé brandissait son épée nue ; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les planches les éperons vermeils de ses bottes molles, qui s'évasaient à la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser sur la foule à si larges effluves. Toutes ses velléités de dénigrement s'évanouissaient sous la poésie du rôle qui l'envahissait,
et, entraînée vers l'homme par l'illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu'elle aurait pu mener cependant, si le hasard l'avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés ! Avec lui, par tous les royaumes de l'Europe, elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu'on lui jetait, brodant elle-même ses costumes ; puis, chaque soir, au fond d'une loge, derrière la grille à treillis d'or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n'aurait chanté que pour elle seule ; de la scène, tout en jouant, il l'aurait regardée. Mais une folie la saisit : il la regardait, c'est sûr ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier : «Enlève-moi, emmène-moi, partons ! À toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves !»
      Le rideau se baissa.
     L'odeur du gaz se mêlait aux haleines ; le vent des éventails rendait l'atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir ; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s'évanouir, courut à la buvette lui chercher un verre d'orgeat.
      Il eut grand-peine à regagner sa place, car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre qu'il tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules d'une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l'eût assassinée. Son mari, qui était un filateur, s'emporta contre le maladroit ; et, tandis qu'avec son mouchoir elle épongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d'un ton bourru les mots d'indemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva près de sa femme, en lui disant tout essoufflé :
      – J'ai cru, ma foi, que j'y resterais ! Il y a un monde !... un monde !...

      Il ajouta :
             – Devine un peu qui j'ai rencontré là-haut ? M. Léon !
      – Léon ?
      – Lui-même ! Il va venir te présenter ses civilités.
      Et, comme il achevait ces mots, l'ancien clerc d'Yonville entra dans la loge.
      Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme : et madame Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à l'attraction d'une volonté plus forte. Elle ne l'avait pas sentie depuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier des phrases rapides.
      – Ah ! bonjour... Comment ! vous voilà ?
      – Silence ! cria une voix du parterre, car le troisième acte commençait.
      – Vous êtes donc à Rouen ?
      – Oui.
      – Et depuis quand ?
      – À la porte ! à la porte !
      On se tournait vers eux ; ils se turent.
      Mais, à partir de ce moment, elle n'écouta plus ; et le choeur des conviés, la scène d'Ashton et de son valet, le grand duo en ré majeur, tout passa pour elle dans l'éloignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculés ; elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et qu'elle avait oublié cependant. Pourquoi donc revenait-il ? quelle combinaison d'aventures le replaçait dans sa vie ? Il se tenait derrière elle, s'appuyant de l'épaule contre la cloison ; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure.
      – Est-ce que cela vous amuse ? dit-il en se penchant sur elle de si près, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue.
      Elle répondit nonchalamment :
      – Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup.

      Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque part.
      – Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux dénoués : cela promet d'être tragique.
      Mais la scène de la folie n'intéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré.
      – Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui écoutait.
      – Oui... peut-être... un peu, répliqua-t-il, indécis entre la franchise de son plaisir et le respect qu'il portait aux opinions de sa femme.
      Puis Léon dit en soupirant :
      – Il fait une chaleur...
      – Insupportable ! c'est vrai.
      – Es-tu gênée ? demanda Bovary.
      – Oui, j'étouffe ; partons.
      M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de dentelle, et ils allèrent tous les trois s'asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage d'un café.
      Il fut d'abord question de sa maladie, bien qu'Emma interrompît Charles de temps à autre, par crainte, disait-elle, d'ennuyer M. Léon ; et celui-ci leur raconta qu'il venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin de se rompre aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles que l'on traitait à Paris. Puis il s'informa de Berthe, de la famille Homais, de la mère Lefrançois ; et, comme ils n'avaient, en présence du mari, rien de plus à se dire, bientôt la conversation s'arrêta.

      Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant à plein gosier : Ô bel ange, ma Lucie ! Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi ; et à côté d'eux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne valait rien.
      – Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups son sorbet au rhum, on prétend qu'au dernier acte il est admirable tout à fait ; je regrette d'être parti avant la fin, car ça commençait à m'amuser.
      – Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représentation.
      Mais Charles répondit qu'ils s'en allaient dès le lendemain.
      – À moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat ?
      Et, changeant de manoeuvre devant cette occasion inattendue qui s'offrait à son espoir, le jeune homme entama l'éloge de Lagardy dans le morceau final. C'était quelque chose de superbe, de sublime ! Alors Charles insista :
      – Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide-toi ! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.
      Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient ; un garçon vint discrètement se poster près d'eux ; Charles qui comprit, tira sa bourse ; le clerc le retint par le bras, et même n'oublia point de laisser, en plus, deux pièces blanches, qu'il fit sonner contre le marbre.

      – Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l'argent que vous...
      L'autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenant son chapeau :
      – C'est convenu, n'est-ce pas, demain, à six heures ?
      Charles se récria encore une fois qu'il ne pouvait s'absenter plus longtemps ; mais rien n'empêchait Emma...
      – C'est que..., balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop...
      – Eh bien ! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porte conseil...
      Puis à Léon, qui les accompagnait :
      – Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez, j'espère de temps à autre, nous demander à dîner ?
      Le clerc affirma qu'il n'y manquerait pas, ayant d'ailleurs besoin de se rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Et l'on se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment où onze heures et demie sonnaient à la cathédrale.