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Deuxième
partie (fin)
IX
- X
- XI - XII - XIII -
XIV - XV
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IX
Six
semaines s'écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut.
Il s'était dit, le lendemain des
comices :
– N'y retournons pas de sitôt, ce
serait une faute.
Et, au bout de la semaine, il était
parti pour la chasse. Après la chasse, il avait songé qu'il était trop
tard, puis il fit ce raisonnement :
– Mais, si du premier jour elle m'a
aimé, elle doit, par l'impatience de me revoir, m'aimer davantage.
Continuons donc !
Et il comprit que son calcul avait été
bon lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait.
Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, épaississaient le
crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de
soleil, étalait des feux dans la glace, entre les découpures du
polypier.
Rodolphe resta debout ; et à
peine si Emma répondit à ses premières phrases de politesse.
– Moi, dit-il, j'ai eu des affaires.
J'ai été malade.
– Gravement ? s'écria-t-elle.
– Eh bien, fit Rodolphe en
s'asseyant à ses côtés sur un tabouret, non !... C'est que je n'ai
pas voulu revenir.
– Pourquoi ?
– Vous ne devinez pas ?
Il la regarda encore une fois, mais
d'une façon si violente qu'elle baissa la tête en rougissant. Il reprit :
– Emma...
– Monsieur ! fit-elle en s'écartant
un peu.
– Ah ! vous voyez bien, répliqua-t-il
d'une voix mélancolique, que j'avais raison de vouloir ne pas revenir ;
car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui m'est échappé, vous me
l'interdisez ! Madame Bovary !... Eh ! tout le monde vous
appelle comme cela !... Ce n'est pas votre nom, d'ailleurs ;
c'est le nom d'un autre !
Il répéta :
– D'un autre !
Et il se cacha la figure entre les
mains.
– Oui, je pense à vous
continuellement !... Votre souvenir me désespère ! Ah !
pardon !... Je vous quitte... Adieu !... J'irai loin..., si
loin, que vous n'entendrez plus parler de moi !... Et cependant...,
aujourd'hui..., je ne sais quelle force encore m'a poussé vers vous !
Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des
anges ! on se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant,
adorable !
C'était la première fois qu'Emma
s'entendait dire ces choses ; et son orgueil, comme quelqu'un qui se
délasse dans une étuve, s'étirait mollement et tout entier à la
chaleur de ce langage.
– Mais, si je ne suis pas venu,
continua-t-il, si je n'ai pu vous voir, ah ! du moins j'ai bien
contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais,
j'arrivais jusqu'ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous
la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et
une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans
l'ombre. Ah ! vous ne saviez guère qu'il y avait là, si près et si
loin, un pauvre misérable...
Elle se tourna vers lui avec un
sanglot.
– Oh ! vous êtes bon !
dit-elle.
– Non, je vous aime, voilà tout !
Vous n'en doutez pas ! Dites-le-moi ; un mot ! un seul mot !
Et Rodolphe, insensiblement, se laissa
glisser du tabouret jusqu'à terre ; mais on entendit un bruit de
sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il s'en aperçut, n'était
pas fermée.
– Que vous seriez charitable,
poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie !
C'était de visiter sa maison ;
il désirait la connaître ; et, madame Bovary n'y voyant point
d'inconvénient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra.
– Bonjour, docteur, lui dit
Rodolphe. Le
médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités,
et l'autre en profita pour se remettre un peu.
– Madame m'entretenait, fit-il donc,
de sa santé...
Charles l'interrompit : il avait
mille inquiétudes, en effet ; les oppressions de sa femme recommençaient.
Alors Rodolphe demanda si l'exercice du cheval ne serait pas bon.
– Certes ! excellent, parfait !...
Voilà une idée ! Tu devrais la suivre. |
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Et, comme elle objectait qu'elle
n'avait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un ; elle refusa ses
offres ; il n'insista pas ; puis, afin de motiver sa visite, il
conta que son charretier, l'homme à la saignée, éprouvait toujours des
étourdissements.
– J'y passerai, dit Bovary.
– Non, non, je vous l'enverrai ;
nous viendrons, ce sera plus commode pour vous.
– Ah ! fort bien. Je vous
remercie.
Et, dès qu'ils furent seuls :
– Pourquoi n'acceptes-tu pas les
propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses ?
Elle prit un air boudeur, chercha
mille excuses, et déclara finalement que cela peut-être semblerait drôle.
– Ah ! je m'en moque pas mal !
dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout ! Tu as
tort !
– Eh ! comment veux-tu que je
monte à cheval, puisque je n'ai pas d'amazone ?
– Il faut t'en commander une !
répondit-il.
L'amazone la décida.
Quand le costume fut prêt, Charles écrivit
à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et qu'ils
comptaient sur sa complaisance.
Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva
devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître. L'un portait des
pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.
Rodolphe avait mis de longues bottes
molles, se disant que sans doute elle n'en avait jamais vu de pareilles ;
en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu'il apparut sur le
palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle
était prête, elle l'attendait.
Justin s'échappa de la pharmacie pour
la voir, et l'apothicaire aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger
des recommandations :
– Un malheur arrive si vite !
Prenez garde ! Vos chevaux peut-être sont fougueux !
Elle entendit du bruit au-dessus de sa
tête : c'était Félicité qui tambourinait contre les carreaux pour
divertir la petite Berthe. L'enfant envoya de loin un baiser ; sa mère
lui répondit d'un signe avec le pommeau de sa cravache.
– Bonne promenade ! cria M.
Homais. De la prudence, surtout ! de la prudence !
Et il agita son journal en les
regardant s'éloigner.
Dès qu'il sentit la terre, le cheval
d'Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d'elle. Par moments ils
échangeaient une parole. La figure un peu baissée, la main haute et le
bras droit déployé, elle s'abandonnait à la cadence du mouvement qui la
berçait sur la selle.
Au bas de la côte, Rodolphe lâcha
les rênes ; ils partirent ensemble, d'un seul bond ; puis, en
haut, tout à coup, les chevaux s'arrêtèrent, et son grand voile bleu
retomba.
On était aux premiers jours
d'octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs
s'allongeaient à l'horizon, entre le contour des collines ; et
d'autres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement
des nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d'Yonville,
avec les jardins au bord de l'eau, les cours, les murs, et le clocher de
l'église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa
maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé
si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un
immense lac pâle, s'évaporant à l'air. Les massifs d'arbres, de place
en place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes
lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves
que le vent remuait.
À côté, sur la pelouse, entre les
sapins, une lumière brune circulait dans l'atmosphère tiède. La terre,
roussâtre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas ;
et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux
des pommes de pin tombées.
Rodolphe et Emma suivirent ainsi la
lisière du bois. Elle se détournait de temps à autre afin d'éviter son
regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont
la succession continue l'étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le
cuir des selles craquait.
Au moment où ils entrèrent dans la
forêt, le soleil parut.
– Dieu nous protège ! dit
Rodolphe.
– Vous croyez ? fit-elle.
– Avançons ! avançons !
reprit-il.
Il claqua de la langue. Les deux bêtes
couraient. |
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De
longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l'étrier d'Emma.
Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure.
D'autres fois, pour écarter les branches, il passait près d'elle, et
Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu.
Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères
tout en fleurs ; et des nappes de violettes s'alternaient avec le
fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la
diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons,
glisser un petit battement d'ailes, ou bien le cri rauque et doux des
corbeaux, qui s'envolaient dans les chênes.
Ils descendirent. Rodolphe attacha les
chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières.
Mais sa robe trop longue
l'embarrassait, bien qu'elle la portât relevée par la queue, et
Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la
bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque
chose de sa nudité.
Elle s'arrêta.
– Je suis fatiguée, dit-elle.
– Allons, essayez encore !
reprit-il. Du courage !
Puis, cent pas plus loin, elle s'arrêta
de nouveau ; et, à travers son voile, qui de son chapeau d'homme
descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une
transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d'azur.
– Où allons-nous donc ?
Il ne répondit rien. Elle respirait
d'une façon saccadée. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se
mordait la moustache.
Ils arrivèrent à un endroit plus
large, où l'on avait abattu des baliveaux. Ils s'assirent sur un tronc
d'arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour.
Il ne l'effraya point d'abord par des
compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique.
Emma l'écoutait la tête basse, et
tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre.
Mais, à cette phrase :
– Est-ce que nos destinées
maintenant ne sont pas communes.
– Eh non ! répondit-elle. Vous
le savez bien. C'est impossible.
Elle se leva pour partir. Il la saisit
au poignet. Elle s'arrêta. Puis, l'ayant considéré quelques minutes
d'un oeil amoureux et tout humide, elle dit vivement :
– Ah ! tenez, n'en parlons
plus... Où sont les chevaux ? Retournons.
Il eut un geste de colère et d'ennui.
Elle répéta :
– Où sont les chevaux ? où
sont les chevaux ?
Alors, souriant d'un sourire étrange
et la prunelle fixe, les dents serrées, il s'avança en écartant les
bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait :
– Oh ! vous me faites peur !
vous me faites mal ! Partons.
– Puisqu'il le faut, reprit-il en
changeant de visage.
Et il redevint aussitôt respectueux,
caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils s'en retournèrent. Il
disait :
– Qu'aviez-vous donc ? Pourquoi ?
Je n'ai pas compris ! Vous vous méprenez, sans doute ? Vous êtes
dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute,
solide et immaculée. Mais j'ai besoin de vous pour vivre ! J'ai
besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma
soeur, mon ange !
Et il allongeait son bras et lui en
entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la
soutenait ainsi, en marchant.
Mais ils entendirent les deux chevaux
qui broutaient le feuillage.
– Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne
partons pas ! Restez !
Il l'entraîna plus loin, autour d'un
petit étang, où des lentilles d'eau faisaient une verdure sur les ondes.
Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de
leurs pas dans l'herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
– J'ai tort, j'ai tort, disait-elle.
Je suis folle de vous entendre.
– Pourquoi ?... Emma !
Emma !
– Oh ! Rodolphe !... fit
lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.
Le drap de sa robe s'accrochait au
velours de l'habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un
soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement
et se cachant la figure, elle s'abandonna.
Les ombres du soir descendaient ;
le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les
yeux. Çà et là, tout autour d'elle, dans les feuilles ou par terre, des
taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent
éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose
de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son coeur, dont les
battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un
fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois, sur
les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait,
et elle l'écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux
dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents,
raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.
Ils s'en revinrent à Yonville, par le
même chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, côte
à côte, et les mêmes buissons, les mêmes cailloux dans l'herbe. Rien
autour d'eux n'avait changé ; et pour elle, cependant, quelque chose
était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées.
Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la
baiser.
Elle était charmante, à cheval !
Droite, avec sa taille mince, le genou plié sur la crinière de sa bête
et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur du soir. |
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En
entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la regardait des
fenêtres.
Son mari, au dîner, lui trouva bonne
mine ; mais elle eut l'air de ne pas l'entendre lorsqu'il s'informa
de sa promenade ; et elle restait le coude au bord de son assiette,
entre les deux bougies qui brûlaient.
– Emma ! dit-il.
– Quoi ?
– Eh bien, j'ai passé cette après-midi
chez M. Alexandre ; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un
peu couronnée seulement, et qu'on aurait, je suis sûr, pour une centaine
d'écus...
Il ajouta :
– Pensant même que cela te serait
agréable, je l'ai retenue..., je l'ai achetée... Ai-je bien fait ?
Dis-moi donc.
Elle remua la tête en signe
d'assentiment ; puis, un quart d'heure après :
– Sors-tu ce soir ?
demanda-t-elle.
– Oui. Pourquoi ?
– Oh ! rien, rien, mon ami.
Et, dès qu'elle fut débarrassée de
Charles, elle monta s'enfermer dans sa chambre.
D'abord, ce fut comme un étourdissement ;
elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle
sentait encore l'étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait
et que les joncs sifflaient.
Mais, en s'apercevant dans la glace,
elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands,
si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur
sa personne la transfigurait.
Elle se répétait : «J'ai un
amant ! un amant !» se délectant à cette idée comme à celle
d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder
enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré.
Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion,
extase, délire ; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets
du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire
n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les
intervalles de ces hauteurs.
Alors elle se rappela les héroïnes
des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères
se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de soeurs qui la
charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces
imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant
dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs, Emma éprouvait
une satisfaction de vengeance. N'avait-elle pas assez souffert ! Mais
elle triomphait maintenant, et l'amour, si longtemps contenu, jaillissait
tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans
remords, sans inquiétude, sans trouble.
La journée du lendemain se passa dans
une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses
tristesses. Rodolphe l'interrompait par ses baisers ; et elle lui
demandait, en le contemplant les paupières à demi closes, de l'appeler
encore par son nom et de répéter qu'il l'aimait. C'était dans la forêt,
comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de
paille et le toit descendait si bas, qu'il fallait se tenir courbé. Ils
étaient assis l'un contre l'autre, sur un lit de feuilles sèches.
À partir de ce jour-là, ils s'écrivirent
régulièrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin,
près de la rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l'y
chercher et en plaçait une autre, qu'elle accusait toujours d'être trop
courte.
Un matin, que Charles était sorti dès
avant l'aube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe à
l'instant. On pouvait arriver promptement à la Huchette, y rester une
heure et être rentré dans Yonville que tout le monde encore serait
endormi. Cette idée la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt
au milieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder
derrière elle.
Le jour commençait à paraître.
Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes
à queue-d'aronde se découpaient en noir sur le crépuscule pâle.
Après la cour de la ferme, il y avait
un corps de logis qui devait être le château. Elle y entra, comme si les
murs, à son approche, se fussent écartés d'eux-mêmes. Un grand
escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche d'une
porte, et tout à coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui
dormait. C'était Rodolphe. Elle poussa un cri.
– Te voilà ! te voilà !
répétait-il. Comment as-tu fait pour venir ?... Ah ! ta robe
est mouillée !
– Je t'aime ! répondit-elle en
lui passant les bras autour du cou.
Cette première audace lui ayant réussi,
chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma
s'habillait vite et descendait à pas de loup le perron qui conduisait au
bord de l'eau.
Mais, quand la planche aux vaches était
levée, il fallait suivre les murs qui longeaient la rivière ; la
berge était glissante ; elle s'accrochait de la main, pour ne pas
tomber, aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers
des champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses
bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, s'agitait au vent dans
les herbages ; elle avait peur des boeufs, elle se mettait à courir ;
elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa
personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air. Rodolphe,
à cette heure-là, dormait encore. C'était comme une matinée de
printemps qui entrait dans sa chambre.
Les rideaux jaunes, le long des fenêtres
laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en
clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses
bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure.
Rodolphe, en riant, l'attirait à lui et il la prenait sur son coeur.
Ensuite, elle examinait l'appartement,
elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et
se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre
ses dents le tuyau d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit,
parmi des citrons et des morceaux de sucre, près d'une carafe d'eau.
Il leur fallait un bon quart d'heure
pour les adieux. Alors Emma pleurait ; elle aurait voulu ne jamais
abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort qu'elle la poussait vers
lui, si bien qu'un jour, la voyant survenir à l'improviste, il fronça le
visage comme quelqu'un de contrarié.
– Qu'as-tu donc ? dit-elle.
Souffres-tu ? Parle-moi !
Enfin il déclara, d'un air sérieux,
que ses visites devenaient imprudentes et qu'elle se compromettait.
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X
Peu
à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour l'avait enivrée
d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais, à présent qu'il
était indispensable à sa vie, elle craignait d'en perdre quelque chose,
ou même qu'il ne fût troublé. Quand elle s'en revenait de chez lui,
elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui
passait à l'horizon et chaque lucarne du village d'où l'on pouvait
l'apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues ;
et elle s'arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des
peupliers qui se balançaient sur sa tête.
Un matin, qu'elle s'en retournait
ainsi, elle crut distinguer tout à coup le long canon d'une carabine qui
semblait la tenir en joue. Il dépassait obliquement le bord d'un petit
tonneau, à demi enfoui entre les herbes, sur la marge d'un fossé. Emma,
prête à défaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du
tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes.
Il avait des guêtres bouclées jusqu'aux genoux, sa casquette enfoncée
jusqu'aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C'était le
capitaine Binet, à l'affût des canards sauvages.
– Vous auriez dû parler de loin !
s'écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir.
Le percepteur, par là, tâchait de
dissimuler la crainte qu'il venait d'avoir ; car, un arrêté préfectoral
ayant interdit la chasse aux canards autrement qu'en bateau, M. Binet,
malgré son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi
croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre. Mais
cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il
s'applaudissait de son bonheur et de sa malice.
À la vue d'Emma, il parut soulagé
d'un grand poids, et aussitôt, entamant la conversation :
– Il ne fait pas chaud, ça pique !
Emma ne répondit rien. Il poursuivit :
– Et vous voilà sortie de bien
bonne heure ?
– Oui, dit-elle en balbutiant ;
je viens de chez la nourrice où est mon enfant.
– Ah ! fort bien ! fort
bien ! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour je
suis là ; mais le temps est si crassineux, qu'à moins d'avoir la
plume juste au bout...
– Bonsoir, monsieur Binet,
interrompit-elle en lui tournant les talons.
– Serviteur, madame, reprit-il d'un
ton sec.
Et il rentra dans son tonneau.
Emma se repentit d'avoir quitté si
brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables.
L'histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant
bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez
ses parents. D'ailleurs, personne n'habitait aux environs ; ce chemin
ne conduisait qu'à la Huchette ; Binet donc avait deviné d'où elle
venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c'était certain !
Elle resta jusqu'au soir à se torturer l'esprit dans tous les projets de
mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile
à carnassière.
Charles, après le dîner, la voyant
soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien ;
et la première personne qu'elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore
lui, le percepteur ! Il était debout devant le comptoir, éclairé
par la lumière du bocal rouge, et il disait :
– Donnez-moi, je vous prie, une
demi-once de vitriol.
– Justin, cria l'apothicaire,
apporte-nous l'acide sulfurique.
Puis, à Emma, qui voulait monter dans
l'appartement de madame Homais :
– Non, restez, ce n'est pas la
peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poêle en attendant...
Excusez-moi... Bonjour, docteur (car le pharmacien se plaisait beaucoup à
prononcer ce mot docteur, comme si en l'adressant à un autre, il eût
fait rejaillir sur lui-même quelque chose de la pompe qu'il y
trouvait)... Mais prends garde de renverser les mortiers ! va plutôt
chercher les chaises de la petite salle ; tu sais bien qu'on ne dérange
pas les fauteuils du salon.
Et, pour remettre en place son
fauteuil, Homais se précipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda
une demi-once d'acide de sucre.
– Acide de sucre ? fit le
pharmacien dédaigneusement. Je ne connais pas, j'ignore ! Vous
voulez peut-être de l'acide oxalique ? C'est oxalique, n'est-il pas
vrai ?
Binet expliqua qu'il avait besoin d'un
mordant pour composer lui-même une eau de cuivre avec quoi dérouiller
diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à
dire :
– En effet, le temps n'est pas
propice, à cause de l'humidité.
– Cependant, reprit le percepteur
d'un air finaud, il y a des personnes qui s'en arrangent.
Elle étouffait.
– Donnez-moi encore...
– Il ne s'en ira donc jamais !
pensait-elle.
– Une demi-once d'arcanson et de térébenthine,
quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s'il vous
plaît, pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement. |
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L'apothicaire
commençait à tailler de la cire, quand madame Homais parut avec Irma
dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle
alla s'asseoir sur le banc de velours contre la fenêtre, et le gamin
s'accroupit sur un tabouret, tandis que sa soeur aînée rôdait autour de
la boîte à jujube, près de son petit papa. Celui-ci emplissait des
entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des étiquettes, il
confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui ; et l'on
entendait seulement de temps à autre tinter les poids dans les balances,
avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève.
– Comment va votre jeune personne ?
demanda tout à coup madame Homais.
– Silence ! exclama son mari,
qui écrivait des chiffres sur le cahier de brouillons.
– Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée ?
reprit-elle à demi-voix.
– Chut ! chut ! fit Emma
en désignant du doigt l'apothicaire.
Mais Binet, tout entier à la lecture
de l'addition, n'avait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors
Emma, débarrassée, poussa un grand soupir.
– Comme vous respirez fort !
dit madame Homais.
– Ah ! c'est qu'il fait un peu
chaud, répondit-elle. |
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Ils avisèrent donc, le lendemain, à
organiser leurs rendez-vous ; Emma voulait corrompre sa
servante par un cadeau ; mais il eût mieux valu découvrir à
Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit d'en chercher une.
Pendant tout l'hiver, trois ou quatre
fois la semaine, à la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout
exprès, avait retiré la clef de la barrière, que Charles crut perdue.
Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre
les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut ;
mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de
bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait
d'impatience ; si ses yeux l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter
par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit ;
puis, elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement,
comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles, qui était au lit,
l'appelait pour se coucher.
– Viens donc, Emma, disait-il, il
est temps.
– Oui, j'y vais !
répondait-elle.
Cependant, comme les bougies
l'éblouissaient, il se tournait vers le mur et s'endormait. Elle
s'échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante,
déshabillée.
Rodolphe avait un grand manteau ;
il l'en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa
taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du jardin.
C'était sous la tonnelle, sur ce
même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si
amoureusement, durant les soirs d'été. Elle ne pensait guère à lui
maintenant.
Les étoiles brillaient à travers les
branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derrière eux la
rivière qui coulait, et, de temps à autre, sur la berge, le claquement
des roseaux secs. Des massifs d'ombre, çà et là, se bombaient dans
l'obscurité, et parfois, frissonnant tous d'un seul mouvement, ils se
dressaient et se penchaient comme d'immenses vagues noires qui se fussent
avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait s'étreindre
davantage ; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus
forts ; leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient
plus grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui
tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y répercutaient
en vibrations multipliées.
Lorsque la nuit était pluvieuse, ils
s'allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et
l'écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu'elle avait
caché derrière les livres. Rodolphe s'installait là comme chez lui. La
vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l'appartement enfin,
excitait sa gaieté ; et il ne pouvait se retenir de faire sur
Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré
le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l'occasion, comme cette
fois où elle crut entendre dans l'allée un bruit de pas qui
s'approchaient.
– On vient ! dit-elle.
Il souffla la lumière.
– As-tu tes pistolets ?
– Pourquoi ?
– Mais... pour te défendre, reprit
Emma.
– Est-ce de ton mari ? Ah !
le pauvre garçon !
Et Rodolphe acheva sa phrase avec un
geste qui signifiait : «Je l'écraserais d'une chiquenaude.»
Elle fut ébahie de sa bravoure, bien
qu'elle y sentît une sorte d'indélicatesse et de grossièreté naïve
qui la scandalisa.
Rodolphe réfléchit beaucoup à cette
histoire de pistolets. Si elle avait parlé sérieusement, cela était
fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il n'avait, lui, aucune
raison de haïr ce bon Charles, n'étant pas ce qui s'appelle dévoré de
jalousie ; – et, à ce propos, Emma lui avait fait un grand serment
qu'il ne trouvait pas non plus du meilleur goût. |
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D'ailleurs,
elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures,
on s'était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent
une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d'alliance éternelle.
Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature ;
puis elle l'entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui.
Rodolphe l'avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l'en consolait
avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné,
et même lui disait quelquefois, en regardant la lune :
– Je suis sûre que là-haut,
ensemble, elles approuvent notre amour.
Mais elle était si jolie ! il en
avait possédé si peu d'une candeur pareille ! Cet amour sans
libertinage était pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant
de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité.
L'exaltation d'Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait, lui semblait
au fond du coeur charmante, puisqu'elle s'adressait à sa personne. Alors,
sûr d'être aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses façons
changèrent.
Il n'avait plus, comme autrefois, de
ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses
qui la rendaient folle ; si bien que leur grand amour, où elle
vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l'eau d'un fleuve qui
s'absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n'y voulut pas
croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en
moins, cacha son indifférence.
Elle ne savait pas si elle regrettait
de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir
davantage. L'humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune
que les voluptés tempéraient. Ce n'était pas de l'attachement, c'était
comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque
peur.
Les apparences, néanmoins, étaient
plus calmes que jamais, Rodolphe ayant réussi à conduire l'adultère
selon sa fantaisie ; et, au bout de six mois, quand le printemps
arriva, ils se trouvaient, l'un vis-à-vis de l'autre, comme deux mariés
qui entretiennent tranquillement une flamme domestique.
C'était l'époque où le père
Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau
arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au
panier, et lut les lignes suivantes :
«Mes chers enfants,
« J'espère que la présente vous
trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres ;
car il me semble un peu plus mollet, si j'ose dire, et plus massif. Mais,
la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que
vous ne teniez de préférence aux picots ; et renvoyez-moi la
bourriche, s'il vous plaît, avec les deux anciennes. J'ai eu un malheur
à ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu'il ventait fort, s'est
envolée dans les arbres. La récolte non plus n'a pas été trop fameuse.
Enfin, je ne sais pas quand j'irai vous voir. Ça m'est tellement
difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma
pauvre Emma !»
Et il y avait ici un intervalle entre
les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver
quelque temps.
« Quant à moi, je vais bien, sauf un
rhume que j'ai attrapé l'autre jour à la foire d'Yvetot, où j'étais
parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa
trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces
brigands-là ! Du reste, c'était aussi un malhonnête.
« J'ai appris d'un colporteur qui,
voyageant cet hiver par votre pays, s'est fait arracher une dent, que
Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m'étonne pas, et il m'a montré
sa dent ; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s'il
t'avait vue, il m'a dit que non, mais qu'il avait vu dans l'écurie deux
animaux, d'où je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers
enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable.
« Il me fait deuil de ne pas connaître
encore ma bien-aimée petite-fille Berthe Bovary. J'ai planté pour elle,
dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d'avoine, et je ne
veux pas qu'on y touche, si ce n'est pour lui faire plus tard des
compotes, que je garderai dans l'armoire, à son intention, quand elle
viendra.
« Adieu, mes chers enfants. Je
t'embrasse, ma fille ; vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les
deux joues.
« Je suis, avec bien des compliments,
« Votre tendre père,
« Théodore ROUAULT.»
Elle resta quelques minutes à tenir
entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d'orthographe s'y enlaçaient
les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait
tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie d'épines.
On avait séché l'écriture avec les cendres du foyer, car un peu de
poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque
apercevoir son père se courbant vers l'âtre pour saisir les pincettes.
Comme il y avait longtemps qu'elle n'était plus auprès de lui, sur
l'escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout d'un bâton
à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient !... Elle se
rappela des soirs d'été tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient
quand on passait, et galopaient, galopaient... Il y avait sous sa fenêtre
une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière,
frappaient contre les carreaux comme des balles d'or rebondissantes. Quel
bonheur dans ce temps-là ! quelle liberté ! quel espoir !
quelle abondance d'illusions ! Il n'en restait plus maintenant !
Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes
les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans
l'amour ; – les perdant ainsi continuellement le long de sa vie,
comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les
auberges de la route.
Mais qui donc la rendait si
malheureuse ? où était la catastrophe extraordinaire qui l'avait
bouleversée ? Et elle releva la tête, regardant autour d'elle,
comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir.
Un rayon d'avril chatoyait sur les
porcelaines de l'étagère ; le feu brûlait ; elle sentait sous
ses pantoufles la douceur du tapis ; le jour était blanc, l'atmosphère
tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de rire.
En effet, la petite fille se roulait
alors sur le gazon, au milieu de l'herbe qu'on fanait. Elle était couchée
à plat ventre, au haut d'une meule. Sa bonne la retenait par la jupe.
Lestiboudois ratissait à côté, et, chaque fois qu'il s'approchait, elle
se penchait en battant l'air de ses deux bras.
– Amenez-la-moi ! dit sa mère
se précipitant pour l'embrasser. Comme je t'aime, ma pauvre enfant !
comme je t'aime !
Puis, s'apercevant qu'elle avait le
bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l'eau chaude,
et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille
questions sur sa santé, comme au retour d'un voyage, et enfin, la baisant
encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui
restait fort ébahie devant cet excès de tendresse.
Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse
que d'habitude.
– Cela se passera, jugea-t-il, c'est
un caprice.
Et il manqua consécutivement à trois
rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.
– Ah ! tu perds ton temps, ma
mignonne...
Et il eut l'air de ne point remarquer
ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir qu'elle tirait.
C'est alors qu'Emma se repentit !
Elle se demanda même pourquoi donc
elle exécrait Charles, et s'il n'eût pas été meilleur de le pouvoir
aimer. Mais il n'offrait pas grande prise à ces retours du sentiment, si
bien qu'elle demeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice,
lorsque l'apothicaire vint à propos lui fournir une occasion.
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XI
Il
avait lu dernièrement l'éloge d'une nouvelle méthode pour la cure des
pieds bots ; et comme il était partisan du progrès, il conçut
cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau,
devait avoir des opérations de stréphopodie.
– Car, disait-il à Emma, que
risque-t-on ? Examinez (et il énumérait, sur ses doigts, les
avantages de la tentative) ; succès presque certain, soulagement et
embellissement du malade, célébrité vite acquise à l'opérateur.
Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce
pauvre Hippolyte, du Lion d’or ? Notez qu'il ne manquerait pas de raconter sa guérison
à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix et regardait
autour de lui) qui donc m'empêcherait d'envoyer au journal une petite
note là-dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circule..., on
en parle..., cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ?
qui sait ?
En effet, Bovary pouvait réussir ;
rien n'affirmait à Emma qu'il ne fût pas habile, et quelle satisfaction
pour elle que de l'avoir engagé à une démarche d'où sa réputation et
sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne demandait qu'à
s'appuyer sur quelque chose de plus solide que l'amour.
Charles, sollicité par l'apothicaire
et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du
docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il
s'enfonçait dans cette lecture.
Tandis qu'il étudiait les équins,
les varus et les valgus, c'est-à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie
et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviations
du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et
la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement en
haut), M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon
d'auberge à se faire opérer.
– À peine sentiras-tu, peut-être,
une légère douleur ; c'est une simple piqûre comme une petite
saignée, moins que l'extirpation de certains cors.
Hippolyte, réfléchissant, roulait
des yeux stupides.
– Du reste, reprenait le pharmacien,
ça ne me regarde pas ! c'est pour toi ! par humanité pure !
Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication,
avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes,
doit te nuire considérablement dans l'exercice de ton métier.
Alors Homais lui représentait combien
il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et même lui
donnait à entendre qu'il s'en trouverait mieux pour plaire aux femmes ;
et le valet d'écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il
l'attaquait par la vanité :
– N'es-tu pas un homme, saprelotte ?
Que serait-ce donc, s'il t'avait fallu servir, aller combattre sous les
drapeaux ?... Ah ! Hippolyte !
Et Homais s'éloignait, déclarant
qu'il ne comprenait pas cet entêtement, cet aveuglement à se refuser aux
bienfaits de la science.
Le malheureux céda, car ce fut comme
une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des affaires d'autrui,
madame Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusqu'au maire, M. Tuvache,
tout le monde l'engagea, le sermonna, lui faisait honte ; mais ce qui
acheva de le décider, c'est que ça ne lui coûterait rien. Bovary
se chargeait même de fournir la machine pour l'opération. Emma avait eu
l'idée de cette générosité ; et Charles y consentit, se disant au
fond du coeur que sa femme était un ange.
Avec les conseils du pharmacien, et en
recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé
du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le
fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient
point épargnés.
Cependant, pour savoir quel tendon
couper à Hippolyte, il fallait connaître d'abord quelle espèce de
pied-bot il avait.
Il avait un pied faisant avec la jambe
une ligne presque droite, ce qui ne l'empêchait pas d'être tourné en
dedans, de sorte que c'était un équin mêlé d'un peu de varus, ou bien
un léger varus fortement accusé d'équin. Mais, avec cet équin, large
en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à
gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d'un fer, le
stréphopode, depuis le matin jusqu'à la nuit, galopait comme un cerf. On
le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des
charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus
vigoureux de cette jambe-là que de l'autre. À force d'avoir servi, elle
avait contracté comme des qualités morales de patience et d'énergie, et
quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s'écorait dessus, préférablement.
Or, puisque c'était un équin, il
fallait couper le tendon d'Achille, quitte à s'en prendre plus tard au
muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus ; car le médecin
n'osait d'un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà,
dans la peur d'attaquer quelque région importante qu'il ne connaissait
pas. |
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Ni
Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après
quinze siècles d'intervalle, la ligature immédiate d'une artère ;
ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d'encéphale ;
ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur,
n'avaient certes le coeur si palpitant, la main si frémissante,
l'intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d'Hippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait
à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de
bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu'il y avait de bandes chez
l'apothicaire. C'était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous
ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s'illusionner
lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le
tendon était coupé, l'opération était finie. Hippolyte n'en revenait
pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les
couvrir de baisers.
– Allons, calme-toi, disait
l'apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton
bienfaiteur !
Et il descendit conter le résultat à
cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui s'imaginaient
qu'Hippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé
son malade dans le moteur mécanique, s'en retourna chez lui, où Emma,
tout anxieuse, l'attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou ; ils
se mirent à table ; il mangea beaucoup, et même il voulut, au
dessert, prendre une tasse de café, débauche qu'il ne se permettait que
le dimanche lorsqu'il y avait du monde.
La soirée fut charmante, pleine de
causeries, de rêves en commun. Ils parlèrent de leur fortune future,
d'améliorations à introduire dans leur ménage ; il voyait sa
considération s'étendant, son bien-être s'augmentant, sa femme l'aimant
toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un
sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d'éprouver quelque
tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L'idée de Rodolphe,
un moment, lui passa par la tête ; mais ses yeux se reportèrent sur
Charles : elle remarqua même avec surprise qu'il n'avait point les
dents vilaines.
Ils étaient au lit lorsque M. Homais,
malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à
la main une feuille de papier fraîche écrite. C'était la réclame qu'il
destinait au Fanal de Rouen. Il
la leur apportait à lire.
– Lisez vous-même, dit Bovary.
Il lut :
– «Malgré les préjugés qui
recouvrent encore une partie de la face de l'Europe comme un réseau, la
lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C'est ainsi
que, mardi, notre petite cité d'Yonville s'est vue le théâtre d'une expérience
chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M.
Bovary, un de nos praticiens les plus distingués...»
– Ah ! c'est trop ! c'est
trop ! disait Charles, que l'émotion suffoquait.
– Mais non, pas du tout !
comment donc !... «A opéré d'un pied bot...» Je n'ai pas mis le
terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal..., tout le
monde peut-être ne comprendrait pas ; il faut que les masses...
– En effet, dit Bovary. Continuez.
– Je reprends, dit le pharmacien. «M.
Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d'un pied-bot
le nommé Hippolyte Tautain, garçon d'écurie depuis vingt-cinq ans à
l'hôtel du Lion d’or, tenu
par madame veuve Lefrançois, sur la place d'Armes. La nouveauté de la
tentative et l'intérêt qui s'attachait au sujet avaient attiré un tel
concours de population, qu'il y avait véritablement encombrement au seuil
de l'établissement. L'opération, du reste, s'est pratiquée comme par
enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la
peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous
les efforts de l'art. Le malade, chose étrange (nous l'affirmons de
visu) n'accusa point de douleur. Son état, jusqu'à présent, ne
laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera
courte ; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise,
nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses
bachiques, au milieu d'un choeur de joyeux drilles, et ainsi prouver à
tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison ?
Honneur donc aux savants généreux ! honneur à ces esprits
infatigables qui consacrent leurs veilles à l'amélioration ou bien au
soulagement de leur espèce ! Honneur ! trois fois honneur !
N'est-ce pas le cas de s'écrier que les aveugles verront, les sourds
entendront et les boiteux marcheront ! Mais ce que le fanatisme
autrefois promettait à ses élus, la science maintenant l'accomplit pour
tous les hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases
successives de cette cure si remarquable.» |
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Ce qui n'empêcha pas que, cinq jours
après, la mère Lefrançois n'arrivât tout effarée en s'écriant :
– Au secours ! il se meurt !...
J'en perds la tête !
Charles se précipita vers le Lion
d’or, et le pharmacien qui l'aperçut passant sur la place, sans
chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-même, haletant, rouge,
inquiet, et demandant à tous ceux qui montaient l'escalier :
– Qu'a donc notre intéressant stréphopode ?
Il se tordait, le stréphopode, dans
des convulsions atroces, si bien que le moteur mécanique où était
enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer.
Avec
beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on
retira donc la boîte, et l'on vit un spectacle affreux. Les formes du
pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entière
semblait près de se rompre, et elle était couverte d'ecchymoses
occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s'était plaint
d'en souffrir ; on n'y avait pris garde ; il fallut reconnaître
qu'il n'avait pas eu tort complètement ; et on le laissa libre
quelques heures. Mais à peine l'oedème eut-il un peu disparu, que les
deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l'appareil,
et en l'y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois
jours après, Hippolyte n'y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une
fois la mécanique, tout en s'étonnant beaucoup du résultat qu'ils aperçurent.
Une tuméfaction livide s'étendait sur la jambe, et avec des phlyctènes
de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela prenait une
tournure sérieuse. Hippolyte commençait à s'ennuyer, et la mère Lefrançois
l'installa dans la petite salle, près de la cuisine, pour qu'il eût au
moins quelque distraction.
Mais le percepteur, qui tous les jours
y dînait, se plaignit avec amertume d'un tel voisinage. Alors on
transporta Hippolyte dans la salle de billard.
Il était là, geignant sous ses
grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps
à autre, tournant sa tête en sueur sur le sale oreiller où s'abattaient
les mouches. Madame Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges
pour ses cataplasmes, et le consolait, l'encourageait. Du reste, il ne
manquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque les
paysans autour de lui poussaient les billes du billard, escrimaient avec
les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient.
– Comment vas-tu ? disaient-ils
en lui frappant sur l'épaule. Ah ! tu n'es pas fier, à ce qu'il
paraît ! mais c'est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela.
Et on lui racontait des histoires de
gens qui avaient tous été guéris par d'autres remèdes que les siens ;
puis, en manière de consolation, ils ajoutaient :
– C'est que tu t'écoutes trop !
lève-toi donc ! tu te dorlotes comme un roi ! Ah !
n'importe, vieux farceur ! tu ne sens pas bon !
La gangrène, en effet, montait de
plus en plus. Bovary en était malade lui-même. Il venait à chaque
heure, à tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins d'épouvante
et balbutiait en sanglotant :
– Quand est-ce que je serai guéri ?...
Ah ! sauvez-moi !... Que je suis malheureux ! que je suis
malheureux !
Et le médecin s'en allait, toujours
en lui recommandant la diète.
– Ne l'écoute point, mon garçon,
reprenait la mère Lefrançois ; ils t'ont déjà bien assez martyrisé ?
tu vas t'affaiblir encore. Tiens, avale !
Et elle lui présentait quelque bon
bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois
des petits verres d'eau-de-vie, qu'il n'avait pas le courage de porter à
ses lèvres.
L'abbé Bournisien, apprenant qu'il
empirait, fit demander à le voir. Il commença par le plaindre de son
mal, tout en déclarant qu'il fallait s'en réjouir, puisque c'était la
volonté du Seigneur, et profiter vite de l'occasion pour se réconcilier
avec le ciel.
– Car, disait l'ecclésiastique d'un
ton paterne, tu négligeais un peu tes devoirs ; on te voyait
rarement à l'office divin ; combien y a-t-il d'années que tu ne
t'es approché de la sainte table ? Je comprends que tes occupations,
que le tourbillon du monde aient pu t'écarter du soin de ton salut. Mais
à présent, c'est l'heure d'y réfléchir. Ne désespère pas cependant ;
j'ai connu de grands coupables qui, près de comparaître devant Dieu (tu
n'en es point encore là, je le sais bien), avaient implorés sa miséricorde,
et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. Espérons
que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples ! Ainsi, par
précaution, qui donc t'empêcherait de réciter matin et soir un «Je
vous salue, Marie, pleine de grâce», et un «Notre Père, qui êtes aux
cieux» ? Oui fais cela ! pour moi, pour m'obliger. Qu'est-ce
que ça coûte ?... Me le promets-tu ?
Le pauvre diable promit. Le curé
revint les jours suivants. Il causait avec l'aubergiste et même racontait
des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours qu'Hippolyte
ne comprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il
retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable.
Son zèle parut réussir ; car
bientôt le stréphopode témoigna l'envie d'aller en pèlerinage à
Bon-Secours, s'il se guérissait : à quoi M. Bournisien répondit
qu'il ne voyait pas d'inconvénient ; deux précautions valaient
mieux qu'une. On ne risquait rien.
L'apothicaire s'indigna contre ce
qu'il appelait les manoeuvres du prêtre ;
elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence d'Hippolyte, et il répétait
à madame Lefrançois :
– Laissez-le ! laissez-le !
vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme !
Mais la bonne femme ne voulait plus
l'entendre. Il était la cause de
tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du
malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis.
Cependant la religion pas plus que la
chirurgie ne paraissait le secourir, et l'invincible pourriture allait
montant toujours des extrémités vers le ventre. On avait beau varier les
potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient
davantage, et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif
quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en désespoir
de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité. |
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Docteur
en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d'une bonne position et sûr
de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement
lorsqu'il découvrit cette jambe gangrenée jusqu'au genou. Puis, ayant déclaré
net qu'il la fallait amputer, il s'en alla chez le pharmacien déblatérer
contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état.
Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la
pharmacie :
– Ce sont là des inventions de
Paris ! Voilà les idées de ces messieurs de la Capitale !
c'est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de
monstruosités que le gouvernement devrait défendre ! Mais on veut
faire le malin, et l'on vous fourre des remèdes sans s'inquiéter des
conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ;
nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis coeurs ;
nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n'imaginerions pas
d'opérer quelqu'un qui se porte à merveille ! Redresser des
pieds-bots ! est-ce qu'on peut redresser les pieds-bots ? c'est
comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu !
Homais souffrait en écoutant ce
discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan,
ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois
arrivaient jusqu'à Yonville ; aussi ne prit-il pas la défense de
Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes,
il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de son négoce.
Ce fut dans le village un événement
considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet !
Tous les habitants, ce jour-là, s'étaient levés de meilleure heure, et
la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre
comme s'il se fût agi d'une exécution capitale. On discutait chez l'épicier
sur la maladie d'Hippolyte ; les boutiques ne vendaient rien, et
madame Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par
l'impatience où elle était de voir venir l'opérateur.
Il arriva dans son cabriolet, qu'il
conduisait lui-même. Mais, le ressort du côté droit s'étant à la
longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la
voiture penchait un peu tout en allant, et l'on apercevait sur l'autre
coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont
les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.
Quand il fut entré comme un
tourbillon sous le porche du Lion
d’or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval,
puis il alla dans l'écurie voir s'il mangeait bien l'avoine ; car,
en arrivant chez ses malades, il s'occupait d'abord de sa jument et de son
cabriolet. On disait même à ce propos : «Ah ! M. Canivet,
c'est un original !» Et on l'estimait davantage pour cet inébranlable
aplomb. L'univers aurait pu crever jusqu'au dernier homme, qu'il n'eût
pas failli à la moindre de ses habitudes.
Homais se présenta.
– Je compte sur vous, fit le
docteur. Sommes-nous prêts ? En marche !
Mais l'apothicaire, en rougissant,
avoua qu'il était trop sensible pour assister à une pareille opération.
– Quand on est simple spectateur,
disait-il, l'imagination, vous savez, se frappe ! Et puis j'ai le
système nerveux tellement...
– Ah bah ! interrompit Canivet,
vous me paraissez, au contraire, porté à l'apoplexie. Et, d'ailleurs,
cela ne m'étonne pas ; car, vous autres, messieurs les pharmaciens,
vous êtes continuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir
par altérer votre tempérament. Regardez-moi, plutôt : tous les
jours, je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l'eau froide (je
n'ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n'attrape aucun
rhume, le coffre est bon ! Je vis tantôt d'une manière, tantôt
d'une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C'est pourquoi je
ne suis point délicat comme vous, et il m'est aussi parfaitement égal de
découper un chrétien que la première volaille venue. Après ça,
direz-vous, l'habitude..., l'habitude !...
Alors, sans aucun égard pour
Hippolyte, qui suait d'angoisse entre ses draps, ces messieurs engagèrent
une conversation où l'apothicaire compara le sang-froid d'un chirurgien
à celui d'un général ; et ce rapprochement fut agréable à
Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art. Il le
considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le déshonorassent.
Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportées par Homais,
les mêmes qui avaient comparu lors du pied-bot, et demanda quelqu'un pour
lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant
retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que
l'apothicaire restait avec Artémise et l'aubergiste, plus pâles toutes
les deux que leur tablier, et l'oreille tendue contre la porte. |
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Bovary,
pendant ce temps-là, n'osait bouger de sa maison. Il se tenait en bas,
dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa
poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure !
pensait-il, quel désappointement ! Il avait pris pourtant toutes les
précautions imaginables. La fatalité s'en était mêlée. N'importe !
si Hippolyte plus tard venait à mourir, c'est lui qui l'aurait assassiné.
Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on
l'interrogerait ? Peut-être, cependant, s'était-il trompé en
quelque chose ? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux
chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu'on ne voudrait jamais croire !
on allait rire, au contraire, clabauder ! Cela se répandrait jusqu'à
Forges ! jusqu'à Neufchâtel ! jusqu'à Rouen ! partout !
Qui sait si des confrères n'écriraient pas contre lui ? Une polémique
s'ensuivrait, il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même
pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu !
Et son imagination, assaillie par une multitude d'hypothèses, ballottait
au milieu d'elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule
sur les flots.
Emma, en face de lui, le regardait ;
elle ne partageait pas son humiliation, elle en éprouvait une autre :
c'était de s'être imaginé qu'un pareil homme pût valoir quelque chose,
comme si vingt fois déjà elle n'avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.
Charles se promenait de long en large,
dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet.
– Assieds-toi, dit-elle, tu m'agaces !
Il se rassit.
Comment donc avait-elle fait (elle qui
était si intelligente !) pour se méprendre encore une fois ?
Du reste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existence
en sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses instincts de
luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage,
ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce
qu'elle avait désiré, tout ce qu'elle s'était refusé, tout ce qu'elle
aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ?
Au milieu du silence qui emplissait le
village, un cri déchirant traversa l'air. Bovary devint pâle à s'évanouir.
Elle fronça les sourcils d'un geste nerveux, puis continua. C'était pour
lui cependant, pour cet être, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui
ne sentait rien ! car il était là, tout tranquillement, et sans même
se douter que le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui.
Elle avait fait des efforts pour l'aimer, et elle s'était repentie en
pleurant d'avoir cédé à un autre.
– Mais c'était peut-être un valgus !
exclama soudain Bovary, qui méditait.
Au choc imprévu de cette phrase
tombant sur sa pensée comme une balle de plomb dans un plat d'argent,
Emma tressaillant leva la tête pour deviner ce qu'il voulait dire ;
et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant
ils étaient par leur conscience éloignés l'un de l'autre. Charles la
considérait avec le regard trouble d'un homme ivre, tout en écoutant,
immobile, les derniers cris de l'amputé qui se suivaient en modulations
traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de
quelque bête qu'on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes, et, roulant
entre ses doigts un des brins du polypier qu'elle avait cassé, elle
fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches
de feu prêtes à partir. Tout en lui l'irritait maintenant, sa figure,
son costume, ce qu'il ne disait pas, sa personne entière, son existence
enfin. Elle se repentait, comme d'un crime, de sa vertu passée, et ce qui
en restait encore s'écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle
se délectait dans toutes les ironies mauvaises de l'adultère triomphant.
Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions
vertigineuses : elle y jetait son âme, emportée vers cette image
par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi détaché
de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que
s'il allait mourir et qu'il eût agonisé sous ses yeux.
Il se fit un bruit de pas sur le
trottoir. Charles regarda ; et, à travers la jalousie baissée, il
aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui
s'essuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la
main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côté
de la pharmacie.
Alors, par tendresse subite et découragement,
Charles se tourna vers sa femme en lui disant :
– Embrasse-moi donc, ma bonne !
– Laisse-moi ! fit-elle, toute
rouge de colère.
– Qu'as-tu ? qu'as-tu ? répétait-il
stupéfait. Calme-toi ! reprends-toi !... Tu sais bien que je
t'aime !... viens !
– Assez ! s'écria-t-elle d'un
air terrible.
Et s'échappant de la salle, Emma
ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et s'écrasa
par terre.
Charles s'affaissa dans son fauteuil,
bouleversé, cherchant ce qu'elle pouvait avoir, imaginant une maladie
nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque
chose de funeste et d'incompréhensible.
Quand Rodolphe, le soir, arriva dans
le jardin, il trouva sa maîtresse qui l'attendait au bas du perron, sur
la première marche. Ils s'étreignirent, et toute leur rancune se fondit
comme une neige sous la chaleur de ce baiser.
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XII
Ils
recommencèrent à s'aimer. Souvent même, au milieu de la journée, Emma
lui écrivait tout à coup ; puis, à travers les carreaux, faisait
un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s'envolait à la
Huchette. Rodolphe arrivait ; c'était pour lui dire qu'elle
s'ennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse !
– Est-ce que j'y peux quelque chose ?
s'écria-t-il un jour, impatienté.
– Ah ! si tu voulais !...
Elle était assise par terre, entre
ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.
– Quoi donc ? fit Rodolphe.
Elle soupira.
– Nous irions vivre ailleurs...,
quelque part...
– Tu es folle, vraiment !
dit-il en riant. Est-ce possible ?
Elle revint là-dessus ; il eut
l'air de ne pas comprendre et détourna la conversation.
Ce qu'il ne comprenait pas, c'était
tout ce trouble dans une chose aussi simple que l'amour. Elle avait un
motif, une raison, et comme un auxiliaire à son attachement.
Cette tendresse, en effet, chaque jour
s'accroissait davantage sous la répulsion du mari. Plus elle se livrait
à l'un, plus elle exécrait l'autre ; jamais Charles ne lui
paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l'esprit
aussi lourd, les façons si communes qu'après ses rendez-vous avec
Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l'épouse
et la vertueuse, elle s'enflammait à l'idée de cette tête dont les
cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette
taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait
tant d'expérience dans la raison, tant d'emportement dans le désir !
C'était pour lui qu'elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur,
et qu'il n'y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se
chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir,
elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait
son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince.
Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge ;
et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le
petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.
Le coude sur la longue planche où
elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femmes étalées
autour de lui : les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et
les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient
par le bas.
– À quoi cela sert-il ?
demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les
agrafes.
– Tu n'as donc jamais rien vu ?
répondait en riant Félicité ; comme si ta patronne, madame Homais,
n'en portait pas de pareils.
– Ah bien oui ! madame Homais !
Et il ajoutait d'un ton méditatif :
– Est-ce que c'est une dame comme
Madame ?
Mais Félicité s'impatientait de le
voir tourner ainsi tout autour d'elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore,
le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.
– Laisse-moi tranquille !
disait-elle en déplaçant son pot d'empois. Va-t'en plutôt piler des
amandes ; tu es toujours à fourrager du côté des femmes ;
attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au
menton.
– Allons, ne vous fâchez pas, je
m'en vais vous faire ses bottines.
Et aussitôt, il atteignait sur le
chambranle les chaussures d'Emma, tout empâtées de crotte – la crotte
des rendez-vous – qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu'il
regardait monter doucement dans un rayon de soleil.
– Comme tu as peur de les abîmer !
disait la cuisinière, qui n'y mettait pas tant de façons quand elle les
nettoyait elle-même, parce que Madame, dès que l'étoffe n'était plus
fraîche, les lui abandonnait.
Emma en avait une quantité dans son
armoire, et qu'elle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît
la moindre observation.
C'est ainsi qu'il déboursa trois
cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire
cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il y avait des
articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte d'un
pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n'osant à
tous les jours se servir d'une si belle jambe, supplia madame Bovary de
lui en procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit
encore les frais de cette acquisition. |
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Donc,
le garçon d'écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait
comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin,
sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre
route.
C'était M. Lheureux, le marchand, qui
s'était chargé de la commande ; cela lui fournit l'occasion de fréquenter
Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille
curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait
d'argent. Emma s'abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses
caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort
belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M.
Lheureux, la semaine d'après, la lui posa sur sa table.
Mais le lendemain il se présenta chez
elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter
les centimes. Emma fut très embarrassée : tous les tiroirs du secrétaire
étaient vides ; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux
trimestres à la servante, quantité d'autres choses encore, et Bovary
attendait impatiemment l'envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque
année, de le payer vers la Saint-Pierre.
Elle réussit d'abord à éconduire
Lheureux ; enfin il perdit patience : on le poursuivait, ses
capitaux étaient absents, et, s'il ne rentrait dans quelques-uns, il
serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu'elle avait.
– Eh ! reprenez-les ! dit
Emma.
– Oh ! c'est pour rire ! répliqua-t-il.
Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi ! je la
redemanderai à Monsieur.
– Non ! non ! fit-elle.
– Ah ! je te tiens ! pensa
Lheureux.
Et, sûr de sa découverte, il sortit
en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel :
– Soit ! nous verrons !
nous verrons !
Elle rêvait comment se tirer de là,
quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de
papier bleu, de la part de M.
Derozerays. Emma sauta dessus, l'ouvrit. Il y avait quinze napoléons.
C'était le compte. Elle entendit Charles dans l'escalier ; elle jeta
l'or au fond de son tiroir et prit la clef.
Trois jours après, Lheureux reparut.
– J'ai un arrangement à vous
proposer, dit-il ; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez
prendre...
– La voilà, fit-elle en lui plaçant
dans la main quatorze napoléons.
Le marchand fut stupéfait. Alors,
pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en
offres de service qu'Emma refusa toutes ; puis elle resta quelques
minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous
qu'il lui avait rendues. Elle se promettait d'économiser, afin de rendre
plus tard...
– Ah bah ! songea-t-elle, il
n'y pensera plus.
Outre la cravache à pommeau de
vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise : Amor nel cor ; de plus, une écharpe pour se faire un
cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du Vicomte, que
Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu'Emma conservait.
Cependant ces cadeaux l'humiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle
insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop
envahissante.
Puis elle avait d'étranges idées :
– Quand minuit sonnera, disait-elle,
tu penseras à moi !
Et, s'il avouait n'y avoir point songé,
c'étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par
l'éternel mot :
– M'aimes-tu ?
– Mais oui, je t'aime ! répondait-il.
– Beaucoup ?
– Certainement !
– Tu n'en as pas aimé d'autres,
hein ?
– Crois-tu m'avoir pris vierge ?
exclamait-il en riant.
Emma pleurait, et il s'efforçait de
la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.
– Oh ! c'est que je t'aime !
reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ?
J'ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de
l'amour me déchirent. Je me demande : «Où est-il ? Peut-être
il parle à d'autres femmes ? Elles lui sourient, il s'approche...»
Oh ! non, n'est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus
belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et
ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es
beau ! tu es intelligent ! tu es fort !
Il s'était tant de fois entendu dire
ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait
à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu
tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de
la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne
distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des
sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres
libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne
croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait
rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ;
comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores
les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure
de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la
parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies
à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Mais, avec cette supériorité de
critique appartenant à celui qui, dans n'importe quel engagement, se
tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d'autres jouissances à
exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il
en fit quelque chose de souple et de corrompu. C'était une sorte
d'attachement idiot plein d'admiration pour lui, de voluptés pour elle,
une béatitude qui l'engourdissait ; et son âme s'enfonçait en
cette ivresse et s'y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son
tonneau de malvoisie. |
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Par
l'effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary changea d'allures.
Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle
eut même l'inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à
la bouche, comme pour narguer le
monde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand
on la vit, un jour, descendre de l'Hirondelle,
la taille serrée dans un gilet, à la façon d'un homme ; et madame
Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était
venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins
scandalisée. Bien d'autres choses lui déplurent : d'abord Charles
n'avait point écouté ses conseils pour l'interdiction des romans ;
puis, le genre de la maison lui
déplaisait ; elle se permit des observations, et l'on se fâcha, une
fois surtout, à propos de Félicité.
Madame Bovary mère, la veille au
soir, en traversant le corridor, l'avait surprise dans la compagnie d'un
homme, un homme à collier brun, d'environ quarante ans, et qui, au bruit
de ses pas, s'était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à
rire ; mais la bonne dame s'emporta, déclarant qu'à moins de se
moquer des moeurs, on devait surveiller celles des domestiques.
– De quel monde êtes-vous ?
dit la bru, avec un regard tellement impertinent que madame Bovary lui
demanda si elle ne défendait point sa propre cause.
– Sortez ! fit la jeune femme
se levant d'un bond.
– Emma !... maman !... s'écriait
Charles pour les rapatrier.
Mais elles s'étaient enfuies toutes
les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant :
– Ah ! quel savoir-vivre !
quelle paysanne !
Il courut à sa mère ; elle était
hors des gonds, elle balbutiait :
– C'est une insolente ! une évaporée !
pire, peut-être !
Et elle voulait partir immédiatement,
si l'autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa
femme et la conjura de céder ; il se mit à genoux ; elle finit
par répondre :
– Soit ! j'y vais.
En effet, elle tendit la main à sa
belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant :
– Excusez-moi, madame.
Puis, remontée chez elle, Emma se
jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la
tête enfoncée dans l'oreiller.
Ils étaient convenus, elle et
Rodolphe, qu'en cas d'événement extraordinaire, elle attacherait à la
persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se
trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle, derrière la maison.
Emma fit le signal ; elle attendait depuis trois quarts d'heure,
quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut
tentée d'ouvrir la fenêtre, de l'appeler ; mais déjà il avait
disparu. Elle retomba désespérée.
Bientôt pourtant il lui sembla que
l'on marchait sur le trottoir. C'était lui, sans doute ; elle
descendit l'escalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se
jeta dans ses bras.
– Prends donc garde, dit-il.
– Ah ! si tu savais !
reprit-elle. |
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Et elle se mit à lui raconter tout,
à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en inventant plusieurs, et
prodiguant les parenthèses si abondamment qu'il n'y comprenait rien.
– Allons, mon pauvre ange, du
courage, console-toi, patience !
– Mais voilà quatre ans que je
patiente et que je souffre !... Un amour comme le nôtre devrait
s'avouer à la face du ciel ! Ils sont à me torturer. Je n'y tiens
plus ! Sauve-moi !
Elle se serrait contre Rodolphe. Ses
yeux, pleins de larmes, étincelaient comme des flammes sous l'onde ;
sa gorge haletait à coups rapides ; jamais il ne l'avait tant aimée ;
si bien qu'il en perdit la tête et qu'il lui dit :
– Que faut-il faire ? que
veux-tu ?
– Emmène-moi ! s'écria-t-elle.
Enlève-moi !... Oh ! je t'en supplie !
Et elle se précipita sur sa bouche,
comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'en exhalait dans un
baiser.
– Mais..., reprit Rodolphe.
– Quoi donc ?
– Et ta fille ?
Elle réfléchit quelques minutes,
puis répondit :
– Nous la prendrons, tant pis !
– Quelle femme ! se dit-il en
la regardant s'éloigner.
Car elle venait de s'échapper dans le
jardin. On l'appelait. La
mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose
de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence
jusqu'à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.
Était-ce afin de les mieux duper l'un
et l'autre ? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoïcisme
voluptueux, sentir plus profondément l'amertume des choses qu'elle allait
abandonner ? Mais elle n'y prenait garde, au contraire ; elle
vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur
prochain. C'était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle
s'appuyait sur son épaule, elle murmurait :
– Hein ! quand nous serons dans
la malle-poste !... Y songes-tu ? Est-ce possible ? Il me
semble qu'au moment où je sentirai la voiture s'élancer, ce sera comme
si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages.
Sais-tu que je compte les jours ?... Et toi ?
Jamais madame Bovary ne fut aussi
belle qu'à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté
qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que
l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses
chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme
font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par
gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude
de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses
longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle
fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres,
qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un
artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de
ses cheveux : ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment,
et selon les hasards de l'adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa
voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ;
quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des
draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux
premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible.
Quand il rentrait au milieu de la
nuit, il n'osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine
arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du
petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans
l'ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre
l'haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ;
chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant
de l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée
d'encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre
en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il
réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et
qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses
malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d'épargne ;
ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'importe où ;
d'ailleurs, la clientèle augmenterait ; il y comptait, car il
voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle
apprît le piano. Ah ! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze
ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été,
de grands chapeaux de paille ! on les prendrait de loin pour les deux
soeurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière
de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle
s'occuperait du ménage ; elle emplirait toute la maison de sa
gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement :
on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide ; il la
rendrait heureuse ; cela durerait toujours. |
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Emma ne dormait pas, elle faisait
semblant d'être endormie ; et, tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés,
elle se réveillait en d'autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était
emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils ne
reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans
parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup
quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts
de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers
aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des
grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous
offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des
cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des
fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits,
disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les
jets d'eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs,
où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des
cabanes. C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre ; ils
habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au
fond d'un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils
se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large
comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits
douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir
qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ;
les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et
cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert
de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien
Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s'endormait que le matin, quand
l'aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la
place, ouvrait les auvents de la pharmacie. Elle
avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit :
– J'aurais besoin d'un manteau, un
grand manteau, à long collet, doublé.
– Vous partez en voyage ?
demanda-t-il.
– Non ! mais..., n'importe, je
compte sur vous, n'est-ce pas ? et vivement !
Il s'inclina.
– Il me faudrait encore,
reprit-elle, une caisse..., pas trop lourde..., commode.
– Oui, oui, j'entends, de
quatre-vingt-douze centimètres environ sur cinquante, comme on les fait
à présent.
– Avec un sac de nuit.
– Décidément, pensa Lheureux, il y
a du grabuge là-dessous.
– Et tenez, dit madame Bovary en
tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela ; vous vous payerez
dessus.
Mais le marchand s'écria qu'elle
avait tort ; ils se connaissaient ; est-ce qu'il doutait d'elle ?
Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour qu'il prît au moins
la chaîne, et déjà Lheureux l'avait mise dans sa poche et s'en allait,
quand elle le rappela.
– Vous laisserez tout chez vous.
Quant au manteau, – elle eut l'air de réfléchir, – ne l'apportez pas
non plus ; seulement, vous me donnerez l'adresse de l'ouvrier et
avertirez qu'on le tienne à ma disposition.
C'était le mois prochain qu'ils
devaient s'enfuir. Elle partirait d'Yonville comme pour aller faire des
commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des
passeports, et même écrit à Paris, afin d'avoir la malle entière
jusqu'à Marseille, où ils achèteraient une calèche et, de là,
continueraient sans s'arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu
soin d'envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à
l'Hirondelle, de manière que
personne ainsi n'aurait de soupçons ; et, dans tout cela, jamais il
n'était question de son enfant. Rodolphe évitait d'en parler ;
peut-être qu'elle n'y pensait pas.
Il voulut avoir encore deux semaines
devant lui, pour terminer quelques dispositions ; puis, au bout de
huit jours, il en demanda quinze autres ; puis il se dit malade ;
ensuite il fit un voyage ; le mois d'août se passa, et, après tous
ces retards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4
septembre, un lundi.
Enfin le samedi, l'avant-veille,
arriva.
Rodolphe vint le soir, plus tôt que
de coutume.
– Tout est-il prêt ? lui
demanda-t-elle.
– Oui.
Alors ils firent le tour d'une
plate-bande, et allèrent s'asseoir près de la terrasse, sur la margelle
du mur.
– Tu es triste, dit Emma.
– Non, pourquoi ?
Et cependant il la regardait singulièrement,
d'une façon tendre.
– Est-ce de t'en aller ?
reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie ? Ah ! je
comprends... Mais, moi, je n'ai rien au monde ! tu es tout pour moi.
Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie ;
je te soignerai, je t'aimerai.
– Que tu es charmante ! dit-il
en la saisissant dans ses bras.
– Vrai ? fit-elle avec un rire
de volupté. M'aimes-tu ? Jure-le donc !
– Si je t'aime ! si je t'aime !
mais je t'adore, mon amour !
La lune, toute ronde et couleur de
pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait
vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place,
comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur,
dans le ciel vide qu'elle éclairait ; et alors, se ralentissant,
elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une
infinité d'étoiles ; et cette lueur d'argent semblait s'y tordre
jusqu'au fond, à la manière d'un serpent sans tête couvert d'écailles
lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d'où
ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit
douce s'étalait autour d'eux ; des nappes d'ombre emplissaient les
feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs
le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu'ils
étaient dans l'envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens
jours leur revenait au coeur, abondante et silencieuse comme la rivière
qui coulait, avec autant de mollesse qu'en apportait le parfum des
seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et
plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s'allongeaient sur
l'herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant
en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une
pêche mûre qui tombait toute seule de l'espalier.
– Ah ! la belle nuit ! dit
Rodolphe.
– Nous en aurons d'autres !
reprit Emma.
Et, comme se parlant à elle-même :
– Oui, il fera bon voyager...
Pourquoi ai-je le coeur triste, cependant ? Est-ce l'appréhension de
l'inconnu..., l'effet des habitudes quittées..., ou plutôt... ? Non,
c'est l'excès du bonheur ! Que je suis faible, n'est-ce pas ?
Pardonne-moi !
– Il est encore temps ! s'écria-t-il.
Réfléchis, tu t'en repentiras peut-être.
– Jamais ! fit-elle impétueusement. |
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Et,
en se rapprochant de lui :
– Quel malheur donc peut-il me
survenir ? Il n'y a pas de désert, pas de précipice ni d'océan que
je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera
comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète ! Nous
n'aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous
serons seuls, tout à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi.
Il répondait à intervalles réguliers :
«Oui... oui !...» Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux,
et elle répétait d'une voix enfantine, malgré de grosses larmes qui
coulaient :
– Rodolphe ! Rodolphe !...
Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe !
Minuit sonna.
– Minuit ! dit-elle. Allons,
c'est demain ! encore un jour !
Il se leva pour partir ; et,
comme si ce geste qu'il faisait eût été le signal de leur fuite, Emma,
tout à coup, prenant un air gai :
– Tu as les passeports ?
– Oui.
– Tu n'oublies rien ?
– Non.
– Tu en es sûr ?
– Certainement.
– C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu m'attendras ?... à midi ?
Il fit un signe de tête.
– À demain, donc ! dit Emma
dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s'éloigner.
Il ne se détournait pas. Elle courut
après lui, et, se penchant au bord de l'eau entre des broussailles :
– À demain ! s'écria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de
la rivière et marchait vite dans la prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe
s'arrêta ; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu
s'évanouir dans l'ombre comme un fantôme, il fut pris d'un tel battement
de coeur, qu'il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber.
– Quel imbécile je suis !
fit-il en jurant épouvantablement. N'importe, c'était une jolie maîtresse !
Et, aussitôt, la beauté d'Emma, avec
tous les plaisirs de cet amour, lui réapparurent. D'abord il s'attendrit,
puis il se révolta contre elle.
– Car enfin, exclamait-il en
gesticulant, je ne peux pas m'expatrier, avoir la charge d'une enfant.
Il se disait ces choses pour
s'affermir davantage.
– Et, d'ailleurs, les embarras, la dépense...
Ah ! non, non, mille fois non ! cela eût été trop bête !
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XIII
À
peine arrivé chez lui, Rodolphe s'assit brusquement à son bureau, sous
la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut
la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s'appuyant
sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être
reculée dans un passé lointain, comme si la résolution qu'il avait
prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense intervalle.
Afin de ressaisir quelque chose
d'elle, il alla chercher dans l'armoire, au chevet de son lit, une vieille
boîte à biscuits de Reims où il enfermait d'habitude ses lettres de
femmes, et il s'en échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries.
D'abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles.
C'était un mouchoir à elle, une fois qu'elle avait saigné du nez, en
promenade ; il ne s'en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant
à tous les angles, la miniature donnée par Emma ; sa toilette lui
parut prétentieuse et son regard en
coulisse du plus pitoyable effet ; puis, à force de considérer
cette image et d'évoquer le souvenir du modèle, les traits d'Emma peu à
peu se confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la
figure peinte, se frottant l'une contre l'autre, se fussent réciproquement
effacées. Enfin il lut de ses lettres ; elles étaient pleines
d'explications relatives à leur voyage, courtes, techniques et pressantes
comme des billets d'affaires. Il voulut revoir les longues, celles
d'autrefois ; pour les trouver au fond de la boîte, Rodolphe dérangea
toutes les autres ; et machinalement il se mit à fouiller dans ce
tas de papiers et de choses, y retrouvant pêle-mêle des bouquets, une
jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux – des cheveux !
de bruns, de blonds ; quelques-uns même, s'accrochant à la ferrure
de la boîte, se cassaient quand on l'ouvrait.
Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il
examinait les écritures et le style des lettres, aussi variés que leurs
orthographes. Elles étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques ;
il y en avait qui demandaient de l'amour et d'autres qui demandaient de
l'argent. À propos d'un mot, il se rappelait des visages, de certains
gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait
rien.
En effet, ces femmes, accourant à la
fois dans sa pensée, s'y gênaient les unes les autres et s'y
rapetissaient, comme sous un même niveau d'amour qui les égalisait.
Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s'amusa pendant
quelques minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans
sa main gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte
dans l'armoire en se disant :
– Quel tas de blagues !...
Ce qui résumait son opinion ;
car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d'un collège, avaient
tellement piétiné sur son coeur, que rien de vert n'y poussait, et ce
qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n'y laissait pas même,
comme eux, son nom gravé sur la muraille. |
 |
|
–
Allons, se dit-il, commençons !
Il écrivit :
«Du courage, Emma ! du courage !
Je ne veux pas faire le malheur de votre existence...»
– Après tout, c'est vrai, pensa
Rodolphe ; j'agis dans son intérêt ; je suis honnête.
« Avez-vous mûrement pesé votre détermination ?
Savez-vous l'abîme où je vous entraînais, pauvre ange ? Non,
n'est-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à
l'avenir... Ah ! malheureux que nous sommes ! insensés !»
Rodolphe s'arrêta pour trouver ici
quelque bonne excuse.
– Si je lui disais que toute ma
fortune est perdue ?... Ah ! non, et d'ailleurs, cela n'empêcherait
rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu'on peut faire entendre
raison à des femmes pareilles !
Il réfléchit, puis ajouta :
«Je ne vous oublierai pas, croyez-le
bien, et j'aurai continuellement pour vous un dévouement profond ;
mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c'est là le sort des choses
humaines) se fût diminuée, sans doute ! Il nous serait venu des
lassitudes, et qui sait même si je n'aurais pas eu l'atroce douleur
d'assister à vos remords et d'y participer moi-même, puisque je les
aurais causés. L'idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture,
Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ?
Pourquoi étiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? Ô mon Dieu !
non, non, n'en accusez que la fatalité !»
– Voilà un mot qui fait toujours de
l'effet, se dit-il.
«Ah ! si vous eussiez été une
de ces femmes au coeur frivole comme on en voit, certes, j'aurais pu, par
égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette
exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre
tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes,
la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n'y avais pas réfléchi
d'abord, et je me reposais à l'ombre de ce bonheur idéal, comme à celle
du mancenillier, sans prévoir les conséquences.»
– Elle va peut-être croire que
c'est par avarice que j'y renonce... Ah ! n'importe ! tant pis,
il faut en finir !
«Le monde est cruel, Emma. Partout où
nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir
les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l'outrage peut-être.
L'outrage à vous ! Oh !... Et moi qui voudrais vous faire
asseoir sur un trône ! moi qui emporte votre pensée comme un
talisman ! Car je me punis par l'exil de tout le mal que je vous ai
fait. Je pars. Où ? Je n'en sais rien, je suis fou ! Adieu !
Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a
perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu'il le redise dans ses prières.»
La mèche des deux bougies tremblait.
Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis :
– Il me semble que c'est tout. Ah !
encore ceci, de peur qu'elle ne vienne à
me relancer :
«Je serai loin quand vous lirez ces
tristes lignes ; car j'ai voulu m'enfuir au plus vite afin d'éviter
la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ;
et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de
nos anciennes amours. Adieu !»
Et il y avait un dernier adieu, séparé
en deux mots : À Dieu !
ce qu'il jugeait d'un excellent goût.
– Comment vais-je signer, maintenant ?
se dit-il. Votre tout dévoué ?... Non. Votre ami ?... Oui,
c'est cela.
«Votre ami.»
Il relut sa lettre. Elle lui parut
bonne.
– Pauvre petite femme !
pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible qu'un
roc ; il eût fallu quelques larmes là-dessus ; mais, moi, je
ne peux pas pleurer ; ce n'est pas ma faute. Alors, s'étant versé
de l'eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de
haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l'encre ; puis,
cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor
nel cor se rencontra.
– Cela ne va guère à la
circonstance... Ah bah ! n'importe !
Après quoi, il fuma trois pipes et
s'alla coucher.
Le lendemain, quand il fut debout
(vers deux heures environ, il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir
une corbeille d'abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des
feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de
charrue, de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de
ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des
fruits ou du gibier.
– Si elle te demande de mes
nouvelles, dit-il, tu répondras que je suis parti en voyage. Il faut
remettre le panier à elle-même, en mains propres... Va, et prends garde !
Girard passa sa blouse neuve, noua son
mouchoir autour des abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses
grosses galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d'Yonville.
Madame Bovary, quand il arriva chez
elle, arrangeait avec Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de
linge.
– Voilà, dit le valet, ce que notre
maître vous envoie.
Elle fut saisie d'une appréhension,
et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considérait le
paysan d'un oeil hagard, tandis qu'il la regardait lui-même avec ébahissement,
ne comprenant pas qu'un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu'un. Enfin
il sortit. Félicité restait. Elle n'y tenait plus, elle courut dans la
salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les
feuilles, trouva la lettre, l'ouvrit, et, comme s'il y avait eu derrière
elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée. |
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Charles
y était, elle l'aperçut ; il lui parla, elle n'entendit rien, et
elle continua vivement à monter les marches, haletante, éperdue, ivre,
et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans
les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s'arrêta
devant la porte du grenier, qui était fermée.
Alors elle voulut se calmer ;
elle se rappela la lettre ; il fallait la finir, elle n'osait pas.
D'ailleurs, où ? comment ? on la verrait.
– Ah ! non, ici, pensa-t-elle,
je serai bien.
Emma poussa la porte et entra.
Les ardoises laissaient tomber
d'aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l'étouffait ;
elle se traîna jusqu'à la mansarde close, dont elle tira le verrou, et
la lumière éblouissante jaillit d'un bond.
En face, par-dessus les toits, la
pleine campagne s'étalait à perte de vue. En bas, sous elle, la place du
village était vide ; les cailloux du trottoir scintillaient, les
girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, il
partit d'un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations
stridentes. C'était Binet qui tournait.
Elle s'était appuyée contre
l'embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des
ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d'attention, plus ses idées
se confondaient. Elle le revoyait, elle l'entendait, elle l'entourait de
ses deux bras ; et des battements de coeur, qui la frappaient sous la
poitrine comme à grands coups de bélier, s'accéléraient l'un après
l'autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour
d'elle avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi n'en pas finir ?
Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s'avança, elle
regarda les pavés en se disant :
– Allons ! allons !
Le rayon lumineux qui montait d'en bas
directement tirait vers l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait
que le sol de la place oscillant s'élevait le long des murs, et que le
plancher s'inclinait par le bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue.
Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d'un grand
espace. Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans sa tête
creuse, elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre ; et le
ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui
l'appelait.
– Ma femme ! ma femme !
cria Charles.
Elle s'arrêta.
– Où es-tu donc ? Arrive !
L'idée qu'elle venait d'échapper à
la mort faillit la faire s'évanouir de terreur ; elle ferma les yeux ;
puis elle tressaillit au contact d'une main sur sa manche : c'était
Félicité.
– Monsieur vous attend, Madame ;
la soupe est servie.
Et il fallut descendre ! il
fallut se mettre à table !
Elle essaya de manger. Les morceaux l'étouffaient.
Alors elle déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et
voulut réellement s'appliquer à ce travail, compter les fils de la
toile. Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L'avait-elle
donc perdue ? Où la retrouver ? Mais elle éprouvait une telle
lassitude dans l'esprit, que jamais elle ne put inventer un prétexte à
sortir de table. Puis elle était devenue lâche ; elle avait peur de
Charles ; il savait tout, c'était sûr ! En effet, il prononça
ces mots, singulièrement :
– Nous ne sommes pas près, à ce
qu'il paraît, de voir M. Rodolphe.
– Qui te l'a dit ? fit-elle en
tressaillant.
– Qui me l'a dit ? répliqua-t-il
un peu surpris de ce ton brusque ; c'est Girard, que j'ai rencontré
tout à l'heure à la porte du café
Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir.
Elle eut un sanglot.
– Quoi donc t'étonne ? Il
s'absente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi ! je
l'approuve. Quand on a de la fortune et que l'on est garçon !... Du
reste, il s'amuse joliment, notre ami ! c'est un farceur. M. Langlois
m'a conté...
Il se tut par convenance, à cause de
la domestique qui entrait.
Celle-ci replaça dans la corbeille
les abricots répandus sur l'étagère ; Charles, sans remarquer la
rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit à même.
– Oh ! parfait !
disait-il. Tiens, goûte.
Et il tendit la corbeille, qu'elle
repoussa doucement.
– Sens donc : quelle odeur !
fit-il en la lui passant sous le nez à plusieurs reprises.
– J'étouffe ! s'écria-t-elle
en se levant d'un bond.
Mais, par un effort de volonté, ce
spasme disparut ; puis :
– Ce n'est rien ! dit-elle, ce
n'est rien ! c'est nerveux ! Assieds-toi, mange !
Car elle redoutait qu'on ne fût à la
questionner, à la soigner, qu'on ne la quittât plus.
Charles, pour lui obéir, s'était
rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, qu'il déposait
ensuite dans son assiette. |
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Tout à coup, un tilbury bleu passa au
grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à
la renverse.
En
effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à partir
pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas d'autre
chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et
Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair
le crépuscule.
Le pharmacien, au tumulte qui se
faisait dans la maison, s'y précipita. La table, avec toutes les
assiettes, était renversée ; de la sauce, de la viande, les
couteaux, la salière et l'huilier jonchaient l'appartement ; Charles
appelait au secours ; Berthe, effarée, criait ; et Félicité,
dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps
des mouvements convulsifs.
– Je cours, dit l'apothicaire,
chercher dans mon laboratoire, un peu de vinaigre aromatique.
Puis, comme elle rouvrait les yeux en
respirant le flacon :
– J'en étais sûr, fit-il ;
cela vous réveillerait un mort.
– Parle-nous ! disait Charles,
parle-nous ! Remets-toi ! C'est moi, ton Charles qui t'aime !
Me reconnais-tu ? Tiens, voilà ta petite fille : embrasse-la
donc !
L'enfant avançait les bras vers sa mère
pour se pendre à son cou. Mais, détournant la tête, Emma dit d'une voix
saccadée :
– Non, non... personne !
Elle s'évanouit encore. On la porta
sur son lit.
Elle restait étendue, la bouche
ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche
comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes
qui coulaient lentement sur l'oreiller.
Charles, debout, se tenait au fond de
l'alcôve, et le pharmacien, près de lui, gardait ce silence méditatif
qu'il est convenable d'avoir dans les occasions sérieuses de la vie.
– Rassurez-vous, dit-il en lui
poussant le coude, je crois que le paroxysme est passé.
– Oui, elle repose un peu maintenant !
répondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme !... pauvre
femme !... la voilà retombée !
Alors Homais demanda comment cet
accident était survenu. Charles répondit que cela l'avait saisie tout à
coup, pendant qu'elle mangeait des abricots.
– Extraordinaire !... reprit le
pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionné la
syncope ! Il y a des natures si impressionnables à l'encontre de
certaines odeurs ! et ce serait même une belle question à étudier,
tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les
prêtres en connaissaient l'importance, eux qui ont toujours mêlé des
aromates à leurs cérémonies. C'est pour vous stupéfier l'entendement
et provoquer des extases, chose d'ailleurs facile à obtenir chez les
personnes du sexe, qui sont plus délicates que les autres. On en cite qui
s'évanouissent à l'odeur de la corne brûlée, du pain tendre...
– Prenez garde de l'éveiller !
dit à voix basse Bovary.
– Et non seulement, continua
l'apothicaire, les humains sont en butte à ces anomalies, mais encore les
animaux. Ainsi, vous n'êtes pas sans savoir l'effet singulièrement
aphrodisiaque que produit le nepeta
cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gent féline ;
et d'autre part, pour citer un exemple que je garantis authentique,
Bridoux (un de mes anciens camarades, actuellement établi rue Malpalu)
possède un chien qui tombe en convulsions dès qu'on lui présente une
tabatière. Souvent même il en fait l'expérience devant ses amis, à son
pavillon du bois Guillaume. Croirait-on qu'un simple sternutatoire pût
exercer de tels ravages dans l'organisme d'un quadrupède ? C'est
extrêmement curieux, n'est-il pas vrai ?
– Oui, dit Charles, qui n'écoutait
pas.
– Cela nous prouve, reprit l'autre
en souriant avec un air de suffisance bénigne, les irrégularités sans
nombre du système nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle m'a toujours
paru, je l'avoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je
point, mon bon ami, aucun de ces prétendus remèdes qui, sous prétexte
d'attaquer les symptômes, attaquent le tempérament. Non, pas de médicamentation
oiseuse ! du régime, voilà tout ! des sédatifs, des émollients,
des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas qu'il faudrait peut-être
frapper l'imagination ?
– En quoi ? comment ? dit
Bovary.
– Ah ! c'est là la question !
Telle est effectivement la question : That
is the question ! comme je lisais dernièrement dans le journal.
Mais Emma, se réveillant, s'écria : |
 |
|
–
Et la lettre ? et la lettre ?
On crut qu'elle avait le délire ;
elle l'eut à partir de minuit : une fièvre cérébrale s'était déclarée.
Pendant quarante-trois jours, Charles
ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades ; il ne se couchait
plus, il était continuellement à lui tâter le pouls, à lui poser des
sinapismes, des compresses d'eau froide. Il envoyait Justin jusqu'à
Neufchâtel chercher de la glace ; la glace se fondait en route ;
il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fit venir
de Rouen le docteur Larivière, son ancien maître ; il était désespéré.
Ce qui l'effrayait le plus, c'était l'abattement d'Emma ; car elle
ne parlait pas, n'entendait rien et même semblait ne point souffrir, –
comme si son corps et son âme se fussent ensemble reposés de toutes
leurs agitations.
Vers le milieu d'octobre, elle put se
tenir assise dans son lit, avec des oreillers derrière elle. Charles
pleura quand il la vit manger sa première tartine de confitures. Les
forces lui revinrent ; elle se levait quelques heures pendant l'après-midi,
et, un jour qu'elle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, à son
bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allées
disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas à pas, en
traînant ses pantoufles, et, s'appuyant de l'épaule contre Charles, elle
continuait à sourire.
Ils allèrent ainsi jusqu'au fond, près
de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses
yeux, pour regarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais
il n'y avait à l'horizon que de grands feux d'herbe, qui fumaient sur les
collines.
– Tu vas te fatiguer, ma chérie,
dit Bovary.
Et, la poussant doucement pour la
faire entrer sous la tonnelle :
– Assieds-toi donc sur ce banc :
tu seras bien.
– Oh ! non, pas là, pas là !
fit-elle d'une voix défaillante.
Elle eut un étourdissement, et dès
le soir, sa maladie recommença, avec une allure plus incertaine, il est
vrai, et des caractères plus complexes. Tantôt elle souffrait au coeur,
puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il lui
survint des vomissements où Charles crut apercevoir les premiers symptômes
d'un cancer.
Et le pauvre garçon, par là-dessus,
avait des inquiétudes d'argent !
|
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XIV
D'abord,
il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais de tous les médicaments
pris chez lui ; et, quoiqu'il eût pu, comme médecin, ne pas les
payer, néanmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dépense
du ménage, à présent que la cuisinière était maîtresse, devenait
effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les
fournisseurs murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En
effet, au plus fort de la maladie d'Emma, celui-ci, profitant de la
circonstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté le manteau, le
sac de nuit, deux caisses au lieu d'une, quantité d'autres choses encore.
Charles eut beau dire qu'il n'en avait pas besoin, le marchand répondit
arrogamment qu'on lui avait commandé tous ces articles et qu'il ne les
reprendrait pas ; d'ailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa
convalescence ; Monsieur réfléchirait ; bref, il était résolu
à le poursuivre en justice plutôt que d'abandonner ses droits et que
d'emporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer
à son magasin ; Félicité oublia ; il avait d'autres soucis ;
on n'y pensa plus ; M. Lheureux revint à la charge, et, tour à tour
menaçant et gémissant, manoeuvra de telle façon, que Bovary finit par
souscrire un billet à six mois d'échéance. Mais à peine eut-il signé
ce billet, qu'une idée audacieuse lui surgit : c'était d'emprunter
mille francs à M. Lheureux. Donc, il demanda, d'un air embarrassé, s'il
n'y avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au
taux que l'on voudrait. Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus
et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoir payer à son
ordre, le ler septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs ;
ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze
cent cinquante. Ainsi, prêtant à six pour cent, augmenté d'un quart de
commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins,
cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bénéfice ;
et il espérait que l'affaire ne s'arrêterait pas là, qu'on ne pourrait
payer les billets, qu'on les renouvellerait, et que son pauvre argent, s'étant
nourri chez le médecin comme dans une maison de santé, lui reviendrait,
un jour, considérablement plus dodu, et gros à faire craquer le sac.
Tout, d'ailleurs, lui réussissait. Il
était adjudicataire d'une fourniture de cidre pour l'hôpital de Neufchâtel ;
M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières de
Grumesnil,
et il rêvait d'établir un nouveau service de diligences entre Argueil et
Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et
portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le
commerce d'Yonville.
Charles se demanda plusieurs fois par
quel moyen, l'année prochaine, pouvoir rembourser tant d'argent ; et
il cherchait, imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou
de vendre quelque chose. Mais son père serait sourd, et il n'avait, lui,
rien à vendre. Alors il découvrait de tels embarras, qu'il écartait
vite de sa conscience un sujet de méditation aussi désagréable. Il se
reprochait d'en oublier Emma ; comme si, toutes ses pensées
appartenant à cette femme, c'eût été lui dérober quelque chose que de
n'y pas continuellement réfléchir.
L'hiver fut rude. La convalescence de
Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil
auprès de la fenêtre, celle qui regardait la Place ; car elle avait
maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce côté restait
constamment fermée. Elle voulut que l'on vendît le cheval ; ce
qu'elle aimait autrefois, à présent lui déplaisait. Toutes ses idées
paraissaient se borner au soin d'elle-même. Elle restait dans son lit à
faire de petites collations, sonnait sa domestique pour s'informer de ses
tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des
halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite ce
fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une
sorte d'anxiété, l'infaillible retour d'événements minimes, qui
pourtant ne lui importaient guère. Le plus considérable était, le soir,
l'arrivée de l'Hirondelle.
Alors l'aubergiste criait et d'autres voix répondaient, tandis que le
falot d'Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait comme
une étoile dans l'obscurité. À midi, Charles rentrait ; ensuite il
sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la
tombée du jour, les enfants qui s'en revenaient de la classe, traînant
leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs règles la
cliquette des auvents, les uns après les autres. |
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C'était à cette heure-là que M.
Bournisien venait la voir. Il s'enquérait de sa santé, lui apportait des
nouvelles et l'exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui
ne manquait pas d'agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait.
Un jour qu'au plus fort de sa maladie
elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et,
à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le
sacrement, que l'on disposait en autel la commode encombrée de sirops et
que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque
chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de
toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus,
une autre vie commençait ; il lui sembla que son être, montant vers
Dieu, allait s'anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se
dissipe en vapeur. On aspergea d'eau bénite les draps du lit ; le prêtre
retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en défaillant
d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour accepter le corps du
Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient
mollement, autour d'elle, en façon de nuées, et les rayons des deux
cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes.
Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le
chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône
d'or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant
de majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges
aux ailes de flamme pour l'emporter dans leurs bras.
Cette
vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle
qu'il fût possible de rêver ; si bien qu'à présent elle s'efforçait
d'en ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais d'une manière
moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbatue
d'orgueil, se reposait enfin dans l'humilité chrétienne ; et,
savourant le plaisir d'être faible, Emma contemplait en elle-même la
destruction de sa volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce
une large entrée. Il existait donc à la place du bonheur des félicités
plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans
intermittence ni fin, et qui s'accroîtrait éternellement ! Elle
entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant
au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d'être.
Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des
amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa
couche, un reliquaire enchâssé d'émeraudes, pour le baiser tous les
soirs.
Le Curé s'émerveillait de ces
dispositions, bien que la religion d'Emma, trouvait-il, pût, à force de
ferveur, finir par friser l'hérésie et même l'extravagance. Mais, n'étant
pas très versé dans ces matières sitôt qu'elles dépassaient une
certaine mesure, il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de
lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine
d'esprit. Le libraire, avec autant d'indifférence que s'il eût expédié
de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle-mêle tout ce qui
avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux. C'étaient de
petits manuels par demandes et par réponses, des pamphlets d'un ton rogue
dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage
rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours
ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y
bien ; l'Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, décoré
de plusieurs ordres ; des Erreurs de Voltaire, à l'usage des jeunes
gens, etc.
Madame Bovary n'avait pas encore
l'intelligence assez nette pour s'appliquer sérieusement à n'importe
quoi ; d'ailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de précipitation.
Elle s'irrita contre les prescriptions du culte ; l'arrogance des écrits
polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens
qu'elle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevés de
religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde, qu'ils l'écartèrent
insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve. Elle persista
pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait
prise par la plus fine mélancolie catholique qu'une âme éthérée pût
concevoir.
Quant au souvenir de Rodolphe, elle
l'avait descendu tout au fond de son coeur ; et il restait là, plus
solennel et plus immobile qu'une momie de roi dans un souterrain. Une
exhalaison s'échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à
travers tout, parfumait de tendresse l'atmosphère d'immaculation où elle
voulait vivre. Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique,
elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu'elle
murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de l'adultère. C'était
pour faire venir la croyance ; mais aucune délectation ne descendait
des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment
vague d'une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n'était qu'un
mérite de plus ; et dans l'orgueil de sa dévotion, Emma se
comparait à ces grandes dames d'autrefois, dont elle avait rêvé la
gloire sur un portrait de la Vallière, et qui, traînant avec tant de
majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des
solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes d'un
coeur que l'existence blessait.
Alors, elle se livra à des charités
excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait
du bois aux femmes en couches ; et Charles, un jour en rentrant,
trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage.
Elle fit revenir à la maison sa petite fille, que son mari, durant sa
maladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre à
lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne s'irritait plus. C'était
un parti pris de résignation, une indulgence universelle. Son langage, à
propos de tout, était plein d'expressions idéales. Elle disait à son
enfant :
– Ta colique est-elle passée, mon
ange ?
Madame Bovary mère ne trouvait rien
à blâmer, sauf peut-être cette manie de tricoter des camisoles pour les
orphelins, au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassée de
querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison
tranquille, et même elle y demeura jusques après Pâques, afin d'éviter
les sarcasmes du père Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis
saints, de se commander une andouille.
Outre la compagnie de sa belle-mère,
qui la raffermissait un peu par sa rectitude de jugement et ses façons
graves, Emma, presque tous les jours, avait encore d'autres sociétés. C'était
madame Langlois, madame Caron, madame Dubreuil, madame Tuvache et, régulièrement,
de deux à cinq heures, l'excellente madame Homais, qui n'avait jamais
voulu croire, celle-là, à aucun des cancans que l'on débitait sur sa
voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir ; Justin les
accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout près
de la porte, immobile, sans parler. Souvent même, madame Bovary, n'y
prenant garde, se mettait à sa toilette. Elle commençait par retirer son
peigne, en secouant sa tête d'un mouvement brusque ; et, quand il
aperçut la première fois cette chevelure entière qui descendait
jusqu'aux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le
pauvre enfant, comme l'entrée subite dans quelque chose d'extraordinaire
et de nouveau dont la splendeur l'effraya. |
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Emma,
sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timidités.
Elle ne se doutait point que l'amour, disparu de sa vie, palpitait là, près
d'elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce coeur d'adolescent
ouvert aux émanations de sa beauté. Du reste, elle enveloppait tout
maintenant d'une telle indifférence, elle avait des paroles si
affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l'on
ne distinguait plus l'égoïsme de la charité, ni la corruption de la
vertu. Un soir, par exemple, elle s'emporta contre sa domestique, qui lui
demandait à sortir et balbutiait en cherchant un prétexte ; puis
tout à coup :
– Tu l'aimes donc ? dit-elle.
Et, sans attendre la réponse de Félicité,
qui rougissait, elle ajouta d'un air triste :
– Allons, cours-y ! amuse-toi !
Elle fit, au commencement du
printemps, bouleverser le jardin d'un bout à l'autre, malgré les
observations de Bovary ; il fut heureux, cependant, de lui voir enfin
manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage à mesure
qu'elle se rétablissait. D'abord, elle trouva moyen d'expulser la mère
Rolet, la nourrice, qui avait pris l'habitude, pendant sa convalescence,
de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et son
pensionnaire, plus endenté qu'un cannibale. Puis elle se dégagea de la
famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et même
fréquenta l'église avec moins d'assiduité, à la grande approbation de
l'apothicaire, qui lui dit alors amicalement :
– Vous donniez un peu dans la
calotte !
M. Bournisien, comme autrefois,
survenait tous les jours, en sortant du catéchisme. Il préférait rester
dehors, à prendre l'air au milieu
du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C'était l'heure où Charles
rentrait. Ils avaient chaud ; on apportait du cidre doux, et ils
buvaient ensemble au complet rétablissement de Madame.
Binet se trouvait là, c'est-à-dire
un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, à pêcher des écrevisses.
Bovary l'invitait à se rafraîchir, et il s'entendait parfaitement à déboucher
les cruchons.
– Il faut, disait-il en promenant
autour de lui et jusqu'aux extrémités du paysage un regard satisfait,
tenir ainsi la bouteille d'aplomb sur la table, et, après que les
ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups, doucement,
doucement, comme on fait, d'ailleurs, à l'eau de Seltz, dans les
restaurants.
Mais le cidre, pendant sa démonstration,
souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l'ecclésiastique, avec
un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie :
– Sa bonté saute aux yeux ! |
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Il était brave homme, en effet, et même,
un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à
Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir
l'illustre ténor Lagardy. Homais s'étonnant de ce silence, voulut savoir
son opinion, et le prêtre déclara qu'il regardait la musique comme moins
dangereuse pour les moeurs que la littérature.
Mais le pharmacien prit la défense
des lettres. Le théâtre, prétendait-il, servait à fronder les préjugés,
et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu.
– Castigat
ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez la plupart
des tragédies de Voltaire ; elles sont semées habilement de réflexions
philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale
et de diplomatie.
– Moi, dit Binet, j'ai vu autrefois
une pièce intitulée le Gamin de
Paris, où l'on remarque le caractère d'un vieux général qui est
vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une
ouvrière, qui à la fin...
– Certainement ! continuait
Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie ;
mais condamner en bloc le plus important des beaux-arts me paraît une
balourdise, une idée gothique, digne de ces temps abominables où l'on
enfermait Galilée.
– Je sais bien, objecta le Curé,
qu'il existe de bons ouvrages, de bons auteurs ; cependant, ne
serait-ce que ces personnes de sexe différent réunies dans un
appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et puis ces déguisements
païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit
finir par engendrer un certain libertinage d'esprit et vous donner des
pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins
l'opinion de tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un
ton de voix mystique, tandis qu'il roulait sur son pouce une prise de
tabac, si l'Église a condamné les spectacles, c'est qu'elle avait raison ;
il faut nous soumettre à ses décrets.
–
Pourquoi, demanda l'apothicaire, excommunie-t-elle les comédiens ?
car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte.
Oui, on jouait, on représentait au milieu du choeur des espèces de
farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence
souvent se trouvaient offensées.
L'ecclésiastique se contenta de
pousser un gémissement, et le pharmacien poursuivit :
– C'est comme dans la Bible ;
il y a..., savez-vous..., plus d'un détail... piquant, des choses...
vraiment... gaillardes !
Et, sur un geste d'irritation que
faisait M. Bournisien :
– Ah ! vous conviendrez que ce
n'est pas un livre à mettre entre les mains d'une jeune personne, et je
serais fâché qu'Athalie...
– Mais ce sont les protestants, et
non pas nous, s'écria l'autre impatienté, qui recommandent la Bible !
– N'importe ! dit Homais, je m'étonne
que, de nos jours, en un siècle de lumières, on s'obstine encore à
proscrire un délassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même
hygiénique quelquefois, n'est-ce pas, docteur ?
– Sans doute, répondit le médecin
nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulût n'offenser
personne, ou bien qu'il n'eût pas d'idées.
La conversation semblait finie, quand
le pharmacien jugea convenable de pousser une dernière botte.
– J'en ai connu, des prêtres, qui
s'habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses.
– Allons donc ! fit le curé.
– Ah ! j'en ai connu !
Et, séparant les syllabes de sa
phrase, Homais répéta :
– J'en-ai-connu.
– Eh bien ! ils avaient tort,
dit Bournisien résigné à tout entendre.
– Parbleu ! ils en font bien
d'autres ! exclama l'apothicaire.
– Monsieur !... reprit l'ecclésiastique
avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé.
– Je veux seulement dire, répliqua-t-il
alors d'un ton moins brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen
d'attirer les âmes à la religion.
– C'est vrai ! c'est vrai !
concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise.
Mais il n'y resta que deux minutes.
Puis, dès qu'il fut parti, M. Homais dit au médecin :
– Voilà ce qui s'appelle une prise
de bec ! Je l'ai roulé, vous avez vu, d'une manière !...
Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour
faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte !
Si quelqu'un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous !
Lagardy ne donnera qu'une seule représentation ; il est engagé en
Angleterre à des appointements considérables. C'est, à ce qu'on assure,
un fameux lapin ! il roule sur l'or ! il mène avec lui trois maîtresses
et son cuisinier ! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par
les deux bouts ; il leur faut une existence dévergondée qui excite
un peu l'imagination. Mais ils meurent à l'hôpital, parce qu'ils n'ont
pas eu l'esprit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit ;
à demain !
Cette idée de spectacle germa vite
dans la tête de Bovary ; car aussitôt il en fit part à sa femme,
qui refusa tout d'abord, alléguant la fatigue, le dérangement, la dépense ;
mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation
lui devoir être profitable. Il n'y voyait aucun empêchement ; sa mère
leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus,
les dettes courantes n'avaient rien d'énorme, et l'échéance des billets
à payer au sieur Lheureux était encore si longue, qu'il n'y fallait pas
songer. D'ailleurs, imaginant qu'elle y mettait de la délicatesse,
Charles insista davantage ; si bien qu'elle finit, à force
d'obsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils
s'emballèrent dans l'Hirondelle.
L'apothicaire, que rien ne retenait à
Yonville, mais qui se croyait contraint de n'en pas bouger, soupira en les
voyant partir.
– Allons, bon voyage ! leur
dit-il, heureux mortels que vous êtes !
Puis, s'adressant à Emma, qui portait
une robe de soie bleue à quatre falbalas :
– Je vous trouve jolie comme un
Amour ! Vous allez faire florès
à Rouen.
La diligence descendait à l'hôtel de
la Croix rouge, sur la place
Beauvoisine. C'était une de ces auberges comme il y en a dans tous les
faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à
coucher, où l'on voit au milieu de la cour des poules picorant l'avoine
sous les cabriolets crottés des commis voyageurs ; – bons vieux gîtes
à balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d'hiver,
continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les
tables noires sont poissées par les glorias,
les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachées
par le vin bleu ; et qui, sentant toujours le village, comme des
valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté
de la campagne un jardin à légumes. Charles immédiatement se mit en
courses. Il confondit l'avant-scène avec les galeries, le parquet
avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyé
du contrôleur au directeur, revint à l'auberge, retourna au bureau, et,
plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théâtre
jusqu'au boulevard.
Madame s'acheta un chapeau, des gants,
un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement ;
et, sans avoir eu le temps d'avaler un bouillon, ils se présentèrent
devant les portes du théâtre, qui étaient encore fermées.
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XV
La
foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des
balustrades. À l'angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient
en caractères baroques : «Lucie
de Lamermoor... Lagardy... Opéra..., etc.» Il faisait beau ; on
avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs
tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiède,
qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en
coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant,
on était rafraîchi par un courant d'air glacial qui sentait le suif, le
cuir et l'huile. C'était l'exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de
grands magasins noirs où l'on roule des barriques.
De peur de paraître ridicule, Emma
voulut, avant d'entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary,
par prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son pantalon,
qu'il appuyait contre son ventre.
Un battement de coeur la prit dès le
vestibule. Elle sourit involontairement de vanité, en voyant la foule qui
se précipitait à droite par l'autre corridor, tandis qu'elle montait
l'escalier des premières. Elle
eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes
tapissées ; elle aspira de toute sa poitrine l'odeur poussiéreuse
des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la
taille avec une désinvolture de duchesse.
La salle commençait à se remplir, on
tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s'apercevant de
loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les
beaux-arts des inquiétudes de la vente ; mais, n'oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On
voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui,
blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles
d'argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient
au parquet, étalant, dans l'ouverture de leur gilet, leur cravate rose
ou vert pomme ; et madame Bovary les admirait d'en haut, appuyant sur
des badines à pomme d'or la paume tendue de leurs gants jaunes. |
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Cependant, les bougies de l'orchestre
s'allumèrent ; le lustre descendit du plafond, versant, avec le
rayonnement de ses facettes, une gaieté subite dans la salle ; puis
les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut d'abord un
long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons
trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit
trois coups sur la scène ; un roulement de timbales commença, les
instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit
un paysage.
C'était le carrefour d'un bois, avec
une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des paysans et des
seigneurs, le plaid sur l'épaule, chantaient tous ensemble une chanson de
chasse ; puis il survint un capitaine qui invoquait l'ange du mal en
levant au ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils s'en allèrent,
et les chasseurs reprirent.
Elle se retrouvait dans les lectures
de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à
travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur
les bruyères. D'ailleurs, le souvenir du roman facilitant l'intelligence
du libretto, elle suivait l'intrigue phrase à phrase, tandis que
d'insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient, aussitôt,
sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies
et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des
violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle n'avait pas assez d'yeux
pour contempler les costumes, les décors, les personnages, les arbres
peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les
manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui s'agitaient dans
l'harmonie comme dans l'atmosphère d'un autre monde. Mais une jeune femme
s'avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et
alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou
comme des gazouillements d'oiseau. Lucie entama d'un air brave sa cavatine
en sol majeur ; elle se plaignait d'amour, elle demandait des
ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s'envoler dans une étreinte.
Tout à coup, Edgar-Lagardy parut. |
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Il avait une de ces pâleurs
splendides qui donnent quelque chose de la majesté des marbres aux races
ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était prise dans un pourpoint de
couleur brune ; un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse
gauche, et il roulait des regards langoureusement en découvrant ses dents
blanches. On disait qu'une princesse polonaise, l'écoutant un soir
chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, en était
devenue amoureuse. Elle s'était ruinée à cause de lui. Il l'avait plantée
là pour d'autres femmes, et cette célébrité sentimentale ne laissait
pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate avait
même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase poétique
sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel
organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d'intelligence
et plus d'emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable
nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.
Dès
la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il
la quittait, il revenait, il semblait désespéré : il avait des éclats
de colère, puis des râles élégiaques d'une douceur infinie, et les
notes s'échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers.
Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de
sa loge. Elle s'emplissait le coeur de ces lamentations mélodieuses qui
se traînaient à l'accompagnement des contrebasses, comme des cris de
naufragés dans le tumulte d'une tempête. Elle reconnaissait tous les
enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la
chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et
cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais
personne sur la terre ne l'avait aimée d'un pareil amour. Il ne pleurait
pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu'ils se disaient :
«À demain ; à demain !...» La salle craquait sous les bravos ;
on recommença la strette entière ; les amoureux parlaient des
fleurs de leur tombe, de serments, d'exil, de fatalité, d'espérances, et
quand ils poussèrent l'adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se
confondit avec la vibration des derniers accords.
– Pourquoi donc, demanda Bovary, ce
seigneur est-il à la persécuter ?
– Mais non, répondit-elle ;
c'est son amant.
– Pourtant il jure de se venger sur
sa famille, tandis que l'autre, celui qui est venu tout à l'heure, disait :
«J'aime Lucie et je m'en crois aimé.»
D'ailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras dessous. Car
c'est bien son père, n'est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de
coq à son chapeau ?
Malgré les explications d'Emma, dès
le duo récitatif où Gilbert expose à son maître Ashton ses abominables
manoeuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit
abuser Lucie, crut que c'était un souvenir d'amour envoyé par Edgar. Il
avouait, du reste, ne pas comprendre l'histoire, – à cause de la
musique – qui nuisait beaucoup aux paroles.
– Qu'importe ? dit Emma ;
tais-toi !
– C'est que j'aime, reprit-il en se
penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais bien.
– Tais-toi ! tais-toi !
fit-elle impatientée.
Lucie s'avançait, à demi soutenue
par ses femmes, une couronne d'oranger dans les cheveux, et plus pâle que
le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage ; et
elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand
on marchait vers l'église. Pourquoi donc n'avait-elle pas, comme celle-là,
résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans
s'apercevoir de l'abîme où elle se précipitait... Ah ! si, dans la
fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion
de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand coeur
solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se
confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute.
Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir
de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que
l'art exagérait. S'efforçant donc d'en détourner sa pensée, Emma
voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu'une
fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement
d'une pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre, sous la portière
de velours, un homme apparut en manteau noir.
Son grand chapeau à l'espagnole tomba
dans un geste qu'il fit ; et aussitôt les instruments et les
chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait
tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes
graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë,
Arthur modulait à l'écart des sons moyens, et la basse-taille du
ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant
ses paroles, reprenaient en choeur, délicieusement. Ils étaient tous sur
la même ligne à gesticuler ; et la colère, la vengeance, la
jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfaction s'exhalaient à
la fois de leurs bouches entrouvertes. L'amoureux outragé brandissait son
épée nue ; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon
les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, à
grands pas, faisant sonner contre les planches les éperons vermeils de
ses bottes molles, qui s'évasaient à la cheville. Il devait avoir,
pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser sur la foule à si
larges effluves. Toutes ses velléités de dénigrement s'évanouissaient
sous la poésie du rôle qui l'envahissait, et, entraînée vers l'homme
par l'illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie
retentissante, extraordinaire, splendide, et qu'elle aurait pu mener
cependant, si le hasard l'avait voulu. Ils se seraient connus, ils se
seraient aimés ! Avec lui, par tous les royaumes de l'Europe, elle
aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son
orgueil, ramassant les fleurs qu'on lui jetait, brodant elle-même ses
costumes ; puis, chaque soir, au fond d'une loge, derrière la grille
à treillis d'or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme
qui n'aurait chanté que pour elle seule ; de la scène, tout en
jouant, il l'aurait regardée. Mais une folie la saisit : il la
regardait, c'est sûr ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour
se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même, et de
lui dire, de s'écrier : «Enlève-moi, emmène-moi, partons !
À toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves !»
Le rideau se baissa. L'odeur
du gaz se mêlait aux haleines ; le vent des éventails rendait
l'atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir ; la foule
encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des
palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s'évanouir,
courut à la buvette lui chercher un verre d'orgeat.
Il eut grand-peine à regagner sa
place, car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre
qu'il tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur
les épaules d'une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide
froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l'eût
assassinée. Son mari, qui était un filateur, s'emporta contre le
maladroit ; et, tandis qu'avec son mouchoir elle épongeait les
taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d'un ton bourru
les mots d'indemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva
près de sa femme, en lui disant tout essoufflé :
– J'ai cru, ma foi, que j'y
resterais ! Il y a un monde !... un monde !...
Il ajouta : |
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– Devine un peu qui j'ai rencontré
là-haut ? M. Léon !
– Léon ?
– Lui-même ! Il va venir te présenter
ses civilités.
Et, comme il achevait ces mots,
l'ancien clerc d'Yonville entra dans la loge.
Il tendit sa main avec un sans-façon
de gentilhomme : et madame Bovary machinalement avança la sienne,
sans doute obéissant à l'attraction d'une volonté plus forte. Elle ne
l'avait pas sentie depuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les
feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre.
Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secoua
dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier des
phrases rapides.
– Ah ! bonjour... Comment !
vous voilà ?
– Silence ! cria une voix du
parterre, car le troisième acte commençait.
– Vous êtes donc à Rouen ?
– Oui.
– Et depuis quand ?
– À la porte ! à la porte !
On se tournait vers eux ; ils se
turent.
Mais, à partir de ce moment, elle n'écouta
plus ; et le choeur des conviés, la scène d'Ashton et de son valet,
le grand duo en ré majeur, tout passa pour elle dans l'éloignement,
comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages
plus reculés ; elle se rappelait les parties de cartes chez le
pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la
tonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme
et si long, si discret, si tendre, et qu'elle avait oublié cependant.
Pourquoi donc revenait-il ? quelle combinaison d'aventures le replaçait
dans sa vie ? Il se tenait derrière elle, s'appuyant de l'épaule
contre la cloison ; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner
sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la
chevelure.
– Est-ce que cela vous amuse ?
dit-il en se penchant sur elle de si près, que la pointe de sa moustache
lui effleura la joue.
Elle répondit nonchalamment :
– Oh ! mon Dieu, non ! pas
beaucoup.
Alors il fit la proposition de sortir
du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque part.
– Ah ! pas encore !
restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux dénoués : cela promet
d'être tragique.
Mais la scène de la folie n'intéressait
point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré.
– Elle crie trop fort, dit-elle en
se tournant vers Charles, qui écoutait.
– Oui... peut-être... un peu, répliqua-t-il,
indécis entre la franchise de son plaisir et le respect qu'il portait aux
opinions de sa femme.
Puis Léon dit en soupirant :
– Il fait une chaleur...
– Insupportable ! c'est vrai.
– Es-tu gênée ? demanda
Bovary.
– Oui, j'étouffe ; partons. |
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M.
Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de dentelle, et
ils allèrent tous les trois s'asseoir sur le port, en plein air, devant
le vitrage d'un café.
Il fut d'abord question de sa maladie,
bien qu'Emma interrompît Charles de temps à autre, par crainte,
disait-elle, d'ennuyer M. Léon ; et celui-ci leur raconta qu'il
venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin de se rompre
aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles que l'on
traitait à Paris. Puis il s'informa de Berthe, de la famille Homais, de
la mère Lefrançois ; et, comme ils n'avaient, en présence du mari,
rien de plus à se dire, bientôt la conversation s'arrêta.
Des gens qui sortaient du spectacle
passèrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant à plein gosier :
Ô bel ange, ma Lucie !
Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait
vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi ; et à côté d'eux, Lagardy,
malgré ses grands éclats, ne valait rien.
– Pourtant, interrompit Charles qui
mordait à petits coups son sorbet au rhum, on prétend qu'au dernier acte
il est admirable tout à fait ; je regrette d'être parti avant la
fin, car ça commençait à m'amuser.
– Au reste, reprit le clerc, il
donnera bientôt une autre représentation.
Mais Charles répondit qu'ils s'en
allaient dès le lendemain.
– À moins, ajouta-t-il en se
tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat ?
Et, changeant de manoeuvre devant
cette occasion inattendue qui s'offrait à son espoir, le jeune homme
entama l'éloge de Lagardy dans le morceau final. C'était quelque chose
de superbe, de sublime ! Alors Charles insista :
– Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide-toi !
tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.
Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient ;
un garçon vint discrètement se poster près d'eux ; Charles qui
comprit, tira sa bourse ; le clerc le retint par le bras, et même
n'oublia point de laisser, en plus, deux pièces blanches, qu'il fit
sonner contre le marbre.
– Je suis fâché, vraiment, murmura
Bovary, de l'argent que vous...
L'autre eut un geste dédaigneux plein
de cordialité, et, prenant son chapeau :
– C'est convenu, n'est-ce pas,
demain, à six heures ?
Charles se récria encore une fois
qu'il ne pouvait s'absenter plus longtemps ; mais rien n'empêchait
Emma...
– C'est que..., balbutia-t-elle avec
un singulier sourire, je ne sais pas trop...
– Eh bien ! tu réfléchiras,
nous verrons, la nuit porte conseil...
Puis à Léon, qui les accompagnait :
– Maintenant que vous voilà dans
nos contrées, vous viendrez, j'espère de temps à autre, nous demander
à dîner ?
Le clerc affirma qu'il n'y manquerait
pas, ayant d'ailleurs besoin de se rendre à Yonville pour une affaire de
son étude. Et l'on se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment
où onze heures et demie sonnaient à la cathédrale. |
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